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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 1.djvu/931

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servoit à faire des démonstrations de Géométrie. Il disposoit les grosses épingles dans les trous, de maniere qu’elles avoient la direction d’une ligne droite, ou qu’elles formoient un polygone, &c.

Saunderson a encore laissé quelques machines qui lui facilitoient l’étude de la Géométrie : mais on ignore l’usage qu’il en faisoit.

Il nous a donné des élémens d’Algebre, auxquels on n’a rien publié de supérieur dans cette matiere : mais, comme l’observe l’auteur, des élémens de Géométrie de sa façon auroient encore été plus curieux. Je sai d’une personne qui l’a connu, que les démonstrations des propriétés des solides qui coutent ordinairement tant de peine, à cause du relief des parties, n’étoient qu’un jeu pour lui. Il se promenoit dans une pyramide, dans un icosahedre, d’un angle à un autre, avec une extrème facilité ; il imaginoit dans ces solides, différens plans & differentes coupes sans aucun effort. Peut-être par cette raison, les démonstrations qu’il en auroit données, auroient-elles été plus difficiles à entendre, que s’il n’eût pas été privé de la vûe : mais ses démonstrations sur les figures planes auroient été probablement fort claires, & peut-être fort singulieres : les commençans & les philosophes en auroient profité.

Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’il faisoit des leçons d’Optique : mais cela ne paroîtra surprenant qu’à la multitude. Les Philosophes concevront aisément qu’un aveugle, sans avoir d’idée de la lumiere & des couleurs, peut donner des leçons d’Optique ; en prenant, comme font les Géometres, les rayons de lumiere pour des lignes droites, qui doivent être disposées suivant certaines lois, pour produire les phénomenes de la vision, ou ceux des miroirs & des verres.

Saunderson, en parcourant avec les mains une suite de médailles, discernoit les fausses, même lorsqu’elles étoient assez bien contrefaites pour tromper les bons yeux d’un connoisseur. Il jugeoit de l’exactitude d’un instrument de mathématique, en faisant passer ses doigts sur les divisions. Les moindres vicissitudes de l’atmosphere l’affectoient, comme l’aveugle dont nous avons parlé ; & il s’appercevoit, sur-tout dans les tems calmes, de la présence des objets peu éloignés de lui. Un jour qu’il assistoit dans un jardin à des observations astronomiques, il distingua par l’impression de l’air sur son visage, le tems où le soleil étoit couvert par des nuages ; ce qui est d’autant plus singulier, qu’il étoit totalement privé, non-seulement de la vûe, mais de l’organe.

Je dois avertir ici que la prétendue histoire des derniers momens de Saunderson, imprimée en Anglois selon l’auteur, est absolument supposée. Cette supposition que bien des érudits regardent comme un crime de lese-érudition, ne seroit qu’une plaisanterie, si l’objet n’en étoit pas aussi sérieux.

L’auteur fait ensuite mention en peu de mots, de plusieurs autres illustres aveugles qui, avec un sens de moins, étoient parvenus à des connoissances surprenantes ; & il observe, ce qui est fort vraissemblable, que ce Tiresie, qui étoit devenu aveugle pour avoir lû dans les secrets des dieux, & qui prédisoit l’avenir, étoit, selon toutes les apparences, un grand philosophe aveugle, dont la fable nous a conservé la mémoire ? Ne seroit-ce point peut-être un astronome très-fameux, qui prédisoit les éclipses (ce qui devoit paroître très-singulier à des peuples ignorans) & qui devint aveugle sur la fin de ses jours, pour avoir trop fatigué ses yeux à des observations subtiles & nombreuses, comme Galilée & Cassini ?

Il arrive quelquefois qu’on restitue la vûe à des aveugles nés : témoin ce jeune homme de treize ans, à qui M. Cheselden, célebre Chirurgien de Londres, abattit la cataracte qui le rendoit aveugle depuis sa naissance. M. Cheselden ayant observé la maniere

dont il commençoit à voir, publia dans le n°. 402 des Transactions philosophiques, & dans le 55e art. du Tatler, c’est-à-dire du Babillard) les remarques qu’il avoit faites à ce sujet. Voici ces remarques, extraites du 3e volume de l’Histoire naturelle, de Mrs. de Buffon & d’Aubenton. Ce jeune homme, quoiqu’aveugle, pouvoit distinguer le jour de la nuit, comme tous ceux qui sont aveugles par une cataracte. Il distinguoit même à une forte lumiere, le noir, le blanc. & l’écarlate : mais il ne discernoit point la forme des corps. On lui fit d’abord l’opération sur un seul œil : au moment où il commença de voir, tous les objets lui parurent appliqués contre ses yeux. Les objets qui lui étoient les plus agréables, sans qu’il pût dire pourquoi, étoient ceux dont la forme étoit réguliere ; il ne reconnoissoit point les couleurs qu’il avoit distinguées à une forte lumiere étant aveugle ; il ne discernoit aucun objet d’un autre, quelque différentes qu’en fussent les formes : lorsqu’on lui présentoit les objets qu’il connoissoit auparavant par le toucher, il les considéroit avec attention pour les reconnoître une autre fois ; mais bientôt il oublioit tout, ayant trop de choses à retenir. Il étoit fort surpris de ne pas trouver plus belles que les autres, les personnes qu’il avoit aimées le mieux. Il fut long-tems sans reconnoître que les tableaux représentoient des corps solides, il les regardoit comme des plans différemment colorés : mais lorsqu’il fut détrompé, & qu’en y portant la main, il ne trouva que des surfaces, il demanda si c’étoit la vûe ou le toucher qui trompoit. Il étoit surpris qu’on pût faire tenir dans un petit espace la peinture d’un objet plus grand que cet espace ; par exemple, un visage dans une miniature ; & cela lui paroissoit aussi impossible que de faire tenir un boisseau dans une pinte. D’abord il ne pouvoit souffrir qu’une très-petite lumiere, & voyoit tous les objets fort gros : mais les premiers se rapetissoient à mesure qu’il en voyoit de plus gros. Quoiqu’il sût bien que la chambre où il étoit, étoit plus petite que la maison, il ne pouvoit comprendre comment la maison pouvoit paroître plus grande que la chambre. Avant qu’on lui eût rendu la vûe, il n’étoit pas fort empressé d’acquérir ce nouveau sens, il ne connoissoit point ce qui lui manquoit, & sentoit même qu’il avoit à certains égards des avantages sur les autres hommes : mais à peine commença-t-il à voir distinctement, qu’il fut transporté de joie. Un an après la premiere opération, on lui fit l’opération sur l’autre œil, & elle réussit également ; il vit d’abord de ce second œil les objets beaucoup plus gros que de l’autre ; mais cependant moins gros qu’il ne les avoit vûs du premier œil ; & lorsqu’il regardoit le même objet des deux yeux à la fois, il disoit que cet objet lui paroissoit une fois plus grand qu’avec son premier œil tout seul.

M. Cheselden parle d’autres aveugles nés, à qui il avoit abattu de même la cataracte, & dans lesquels il avoit observé les mêmes phénomenes, quoiqu’avec moins de détail : comme ils n’avoient pas besoin de faire mouvoir leurs yeux pendant leur cécité, ce n’étoit que peu à peu qu’ils apprenoient à les tourner vers les objets.

Il résulte de ces expériences, que le sens de la vûe se perfectionne en nous petit-à petit ; que ce sens est d’abord très-confus, & que nous apprenons à voir, à peu près, comme à parler. Un enfant nouveau né, qui ouvre pour la premiere fois les yeux à la lumiere, éprouve sans doute toutes les mêmes choses, que nous venons d’observer dans l’aveuglé né. C’est le toucher, & l’habitude, qui rectifient les jugemens de la vûe. Voyez Toucher.

Revenons présentement à l’auteur de la lettre sur les aveugles : « On cherche, dit-il, à restituer la vûe à des aveugles nés ; pour examiner comment se