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pouvoit prendre pour en avoir beaucoup, étoit de conserver & de provigner les seuls lentisques qui naturellement en donnent beaucoup.

C’est pour cette raison que ces arbres ne sont pas alignés dans les champs, mais qu’ils sont disposés par pelotons ou bosquets, écartés fort inégalement les uns des autres. L’entretien de ces arbres ne demande aucun soin ; il n’y a qu’à les bien choisir & les faire multiplier, en couchant en terre les jeunes tiges.

On émonde seulement quelquefois les lentisques dans le mois d’Octobre, ou pour mieux dire on décharge leurs troncs des nouveaux jets qui empêcheroient le succès des incisions. Du reste, on ne laboure pas la terre qui est au-dessous : on arrache seulement les plantes qui y naissent ; on balaye proprement le terrein pour y recevoir le mastic, & il est nécessaire qu’il soit dur & bien applani.

Peut-être que si on suivoit la même méthode en Candie, en Italie, en Provence, on trouveroit plusieurs lentisques qui répandroient du mastic comme ceux de Scio.

On commence dans cette île les incisions des lentisques le premier jour du mois d’Août ; on coupe en travers & en plusieurs endroits l’écorce des troncs avec de gros couteaux, sans toucher aux jeunes branches. Dès le lendemain de ces incisions, on voit distiller le suc nourricier par petites larmes, dont se forment peu-à peu les grains de mastic ; ils se durcissent sur la terre, & composent souvent des plaques assez grosses : c’est pour cela que l’on balaye avec soin le dessous de ces arbres. Le fort de la récolte est vers la mi-Août, pourvu que le tems soit sec & serain ; si la pluie détrempe la terre, elle enveloppe toutes ces larmes, & c’est autant de perdu : telle est la premiere récolte du mastic.

Vers la fin de Septembre les mêmes incisions en fournissent encore, mais en moindre quantité : on le passe au sas pour en séparer les ordures ; & la poussiere qui en sort s’attache si fort au visage de ceux qui y travaillent, qu’ils sont obligés de se laver avec de l’huile.

Ils ne mériteroient pas d’être plaints pour ce leger accident, si du moins il leur revenoit quelque petite portion de leur récolte ; mais on ne juge pas que cela soit équitable dans les pays soumis au grand-seigneur. Tout le produit des fonds lui appartient avec la propriété des fonds ; si quelqu’un vend la terre, les arbres qui fournissent la résine de mastic sont reservés pour sa Hautesse, c’est-à-dire qu’on ne peut rien vendre. Quand un habitant est surpris portant du mastic de sa récolte dans quelque village, il est condamné aux galeres & dépouillé de tous ses biens. Nous en usons à-peu-près de même pour le sel.

On n’accorde aux habitans des lieux où l’on recueille cette résine, que la prérogative de porter la sesse blanche autour de leur turban, de même que les Turcs ; prérogative peut-être consolante pour des peuples qui croient avoir quelque faveur quand le prince cesse de lever sa main pour les anéantir.

Les lentisques semblent faits pour la gloire du sultan, qui jouit des pays où ces arbres donnent le mastic sans culture. En effet, puisqu’il est propriétaire du fond de la terre, il en résulteroit infailliblement pour lui la perte du mastic s’il falloit cultiver les arbres ; car dans ces lieux-là l’abandon des terres à cultiver est toujours certain : on ne répare point, on n’améliore point, on ne plante point, on tire tout de la terre, on ne lui rend rien.

La récolte entiere du mastic est destinée pour la capitale de l’empire, & par conséquent la plus grande partie pour le serrail. Le sultan ne voit, n’envisage que le palais où il est renfermé, & dont il se trouve pour ainsi dire le premier prisonnier ; c’est à ce pa-

lais qu’il rapporte ses inclinations, ses lois, sa politique,

ses plaisirs : c’est-là qu’il tient ses sultanes & ses concubines, qui consomment presque tout le mastic de l’Archipel.

Elles en mâchent principalement le matin à jeun, pour s’amuser, pour affermir leurs gencives, pour prévenir le mal des dents, pour le guérir, ou pour rendre leur haleine plus agréable. On jette aussi des grains de mastic dans des cassolettes pour des parfums, ou dans le pain avant que de le mettre au four. On l’emploie encore pour le mal d’estomac, pour arrêter les pertes de sang ; & on en délivre aux femmes du serrail à-proportion de leur crédit & de leur autorité.

C’est quelquefois un aga de Constantinople qui se rend dans les îles de l’Archipel, pour recevoir le mastic dû au grand-seigneur, ou bien on charge de cette commission le cadi de Scio : alors le douanier va dans trois ou quatre des principaux villages, & fait avertir les habitans des autres de porter leur contingent. Tous ces villages ensemble doivent 286 caisses de mastic, lesquelles pesent cent mille vingt-cinq ocques, c’est-à-dire en total 300 mille 625 livres à 16 onces pour livre ; car l’ocque ou ocos est un poids de turquie qui pese trois livres deux onces poids de Marseille.

Outre cela, comme les lois qui ôtent la propriété de fonds ne diminuent point la cupidité des grands, l’aga, le cadi de Scio, préposé pour recevoir le mastic, commet dans sa recette les vexations & les injustices dont il est capable, par la grande raison qu’il croit n’avoir rien en propre que ce qu’il vole.

Ordinairement il retire de droits pour sa portion trois caisses de mastic du poids de 80 ocques chacune ; il revient aussi une caisse à l’écrivain qui tient les registres de ce que chaque particulier doit fournir de mastic : l’homme du douanier qui le pese en prend une poignée sur la part de chaque particulier ; & un autre commis qui est encore au douanier, en prend autant pour la peine qu’il a de ressasser cetto part. Il me semble voir les manœuvres des commis ambulans aux fermes & aux gabelles.

Les habitans qui ne recueillent pas assez de mastic pour payer leur contingent, en achetent ou en empruntent de leurs voisins qui ont eu plus de bonheur ; finalement ceux qui en ont de reste, le gardent pour l’année suivante ou le vendent secrétement. Quelquefois ils s’en accommodent avec le douanier, qui le prend à une piastre l’ocque, & le vend deux à trois piastres.

C’est apparemment de la levée personnelle du cadi & des douaniers que nous revient par cascades le peu de mastic de Scio que nous avons en Europe ; il est beaucoup plus gros & d’un goût plus balsamique que celui du Levant que l’on reçoit par la voie de Marseille. Cependant ce dernier est presque le seul que l’on apporte en France par la même voie de Marseille. On calcule qu’il nous en revient environ 70 à 80 quintaux chaque année, à raison de 70 sols la livre pesant, dont nous faisons la consommation ou le débit.

Il faut remarquer que les négocians du Levant qui l’envoient, mettent toujours le plus commun au fond, le médiocre au milieu, & le bon dessus. Ils ne veulent jamais le vendre l’un sans l’autre.

L’on peut acheter à Smyrne pour l’Europe tous les ans environ 300 caisses de mastic, pesant chaque caisse un quintal un tiers.

Il faut choisir le mastic en grosses larmes, blanc, pâle ou citrin, net, transparent, sec, fragile, odorant, craquant, & qui étant un peu mâché devienne sous la dent comme de la cire blanche : on l’appelle mastic en larmes. On ne fait aucun cas de celui qui est noir, verd, livide ou impur.