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puissance de faire ce qu’il desire le plus fortement ; donc il ne seroit pas heureux. La nature du bon principe, disent-ils, est telle qu’il ne peut produire que du bien, & qu’il s’oppose de toutes ses forces à l’introduction du mal. Il veut donc, & il souhaite avec la plus grande ardeur qu’il n’y ait point de mal ; il a fait tout ce qu’il a pu pour empêcher ce désordre. S’il a donc manqué de la puissance nécessaire à l’empêcher, ses volontés les plus ardentes ont été frustrées, & par conséquent son bonheur a été troublé & inquietté ; il n’a donc point la puissance qu’il doit avoir selon la constitution de son être. Or, que peut-on dire de plus absurde que cela ? N’est-ce pas un dogme qui implique contradiction ? Les deux principes des Manichéens seroient les plus malheureux de tous les êtres. Le bon principe ne pourroit jetter les yeux sur le monde, que ses regards ne fussent blessés par une infinité de crimes & de désordres, de peines & de douleurs qui couvrent la face de la terre. Le mauvais principe ne seroit pas moins affligé par le spectacle des vertus & des biens. Dans leur douleur, ils devroient se trouver malheureux d’être immortels.

4°. Enfin, je demande aux Manichéens, l’ame qui fait une bonne action, a-t-elle été créée par le bon principe, ou par le mauvais ? Si elle a été créée par le mauvais principe, il s’ensuit que le bien peut naître de la source de tout mal. Si c’est par le bon principe, le mal, par la même raison, peut naître de la source de tout bien ; car cette même ame en d’autres rencontres commet des crimes. Vous voilà donc réduits à renverser vos propres raisonnemens, & à soutenir, contre le sentiment intérieur, que jamais l’ame qui fait une bonne action, n’est la même que celle qui péche. Pour se tirer de cette difficulté, ils auroient besoin de supposer trois premiers principes ; un essentiellement bon, & la cause de tout bien ; un essentiellement mauvais, & la cause de tout mal ; un essentiellement susceptible du bien & du mal, & purement passif. Après quoi il faudroit dire que l’ame de l’homme est formée de ce troisieme principe, & qu’elle fait tantôt une bonne action, & tantôt une mauvaise, selon qu’elle reçoit l’influence ou du bon principe, ou du mauvais. Rien n’est donc plus absurde ni plus ridicule, que les deux principes des Manichéens.

Je néglige ici plusieurs autres raisons, par lesquelles je pourrois attaquer les endroits foibles de ce système extravagant. Je ne veux point me prévaloir des absurdités palpables que les Manichéens débitoient, quand ils descendoient dans le détail des explications de leur dogme. Elles sont si pitoyables, que c’est les réfuter suffisamment, que d’en faire un simple rapport. Par les fragmens de leur système, qu’on rencontre çà & là dans les peres, il paroît que cette secte n’étoit point heureuse en hypothèses. Leur premiere supposition étoit fausse, comme nous venons de le prouver ; mais elle empiroit entre leurs mains, par le peu d’adresse & d’esprit philosophique qu’ils employoient à l’expliquer. Ils n’ont pas assez connu, selon M. Bayle, leurs avantages, ni su faire jouer leur principale machine, qui étoit la difficulté sur l’origine du mal. Il s’imagine qu’un habile homme de leur parti, un Descartes, par exemple, auroit bien embarrassé les orthodoxes, & il semble que lui-même, faute d’un autre, ait voulu se charger d’un soin si peu nécessaire, au jugement de bien des gens. Toutes les hypothèses, dit-il, que les Chrétiens ont établies, parent mal les coups qu’on leur porte ; elles triomphent toutes quand elles agissent offensivement ; mais elles perdent tout leur avantage, quand il faut qu’elles soutiennent l’attaque. Il avoue que les dualistes, ainsi que les appelle M. Hyde, auroient été mis en fuite par des raisons à priori, prises de la nature de Dieu ; mais il s’imagine qu’ils

triomphent à leur tour, quand on vient aux raisons à posteriori, prises de l’existence du mal. Il faut l’avouer, M. Bayle, en écartant du Manichéisme les erreurs grossieres de ses premiers défenseurs, en a fabriqué un système, lequel, entre ses mains, paroît armé d’une force nouvelle qu’il n’avoit pas autrefois. Les objections qu’il a semées dans divers endroits de ses ouvrages, lui ont paru si fortes & si triomphantes, qu’il ne craint pas de dire, que la raison succombera sous leur poids, toutes les fois qu’elle entreprendra d’y répondre. La raison, selon lui, est un principe de destruction, & non pas d’édification : elle n’est propre qu’à former des doutes, à éterniser les disputes, & à faire connoître à l’homme ses ténebres, son impuissance, & la nécessité d’une révélation, & cette révélation est celle de l’Ecriture. C’est-là que nous trouvons de quoi réfuter invinciblement l’hypothese des deux principes, & toutes les objections des Manichéens ; nous y trouvons l’unité de Dieu & ses perfections infinies, la chute du premier homme, & ses suites funestes.

Comme M. Bayle n’est pas un antagoniste du commun, les plus savantes plumes de l’Europe se sont essayées à le réfuter. Parmi ce grand nombre d’auteurs, on peut compter M. Jaquelot, M. le Clerc, & M. Leibnitz : commençons par M. Jaquelot, & voyons si dans cette dispute il a eu de l’avantage.

M. Jaquelot suppose pour principe que la liberté de l’homme peut résoudre toutes les difficultés de M. Bayle. Dieu ayant formé cet univers pour sa gloire, c’est-à-dire pour recevoir des créatures l’adoration & l’obéissance qui lui est dûe : l’être libre étoit seul capable de contribuer à ce dessein du créateur. Les adorations d’une créature qui ne seroit pas libre, ne contribueroient pas davantage à la gloire du créateur que ne feroit une machine de figure humaine, qui se prosterneroit par la vertu de ses ressorts. Dieu aime la sainteté ; mais quelle vertu y auroit-il, si l’homme étoit déterminé nécessairement par sa nature à suivre le bien, comme le feu est déterminé à brûler ? Il ne pourroit donc y avoir qu’une créature libre qui pût exécuter le dessein de Dieu. Ainsi, quoiqu’une créature libre pût abuser de son franc arbitre, néanmoins un être libre étoit quelque chose de si relevé & de si auguste, que son excellence & son prix l’emportoient de beaucoup sur toutes les suites les plus fâcheuses que pourroit produire l’abus qu’il en feroit. Un monde rempli de vertus, mais sans liberté, est beaucoup plus imparfait que celui où regne cette liberté, quoiqu’elle entraîne à sa suite bien des désordres. M. Bayle renverse tout cet argument par cette seule considération, que si l’une des plus sublimes perfections de Dieu, est d’être si déterminé à l’amour du bien, qu’il implique contradiction, qu’il puisse ne pas l’aimer : une créature déterminée au bien seroit plus conforme à la nature de Dieu, & par conséquent plus parfaite qu’une créature qui a un pouvoir égal d’aimer le crime & de le haïr. Jamais on n’est plus libre que lorsqu’on est fixé dans le bien. Ce n’est pas être libre que de pouvoir pécher. Cette malheureuse puissance en est l’abus & non la perfection. Plus la liberté est un don excellent de Dieu, plus elle doit porter les caracteres de sa bonté. C’est donc mal-à-propos, conclut M. Bayle, qu’on cite ici la liberté pour expliquer l’origine du mal. On pouvoit lui répondre que Dieu n’est pas obligé de nous douer d’une liberté qui ne se porte jamais vers le mal ; qu’il ne peut la retenir constamment dans le devoir, qu’en lui accordant de ces graces congrues, dont le soufle salutaire nous conduit au port du salut. J’avoue, disoit M. Bayle, qu’il ne nous devoit pas une liberté si parfaite ; mais il se devoit à lui-même