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nécessité) dont l’objet soit d’employer les principales matieres premieres venant de l’étranger, si sur-tout on peut y suppléer par celles du pays, même en qualité inférieure.

L’autre espece de manufacture est de celles qu’on peut appeller dispersées, & telles doivent être toutes celles dont les objets ne sont pas assujettis aux nécessités indiquées dans l’article ci-dessus ; ainsi tous les ouvrages qui peuvent s’exécuter par chacun dans sa maison, dont chaque ouvrier peut se procurer par lui-même ou par autres, les matieres premieres qu’il peut fabriquer dans l’intérieur de sa famille, avec le secours de ses enfans, de ses domestiques, ou de ses compagnons, peut & doit faire l’objet de ces fabriques dispersées. Telles sont les fabriques de draps, de serges, de toiles, de velours, petites étoffes de laine & de soie ou autres pareilles. Une comparaison exacte des avantages & des inconvéniens de celles des deux especes le feront sentir facilement.

Une manufacture réunie ne peut être établie & se soutenir qu’avec de très-grands frais de batimens, d’entretien de ces bâtimens, de directeurs, de contre-maitres, de teneurs de livres, de caissiers, de préposés, valets & autres gens pareils, & enfin qu’avec de grands approvisionnemens : il est nécessaire que tous ces frais se répartissent sur les ouvrages qui s’y fabriquent, les marchandises qui en sortent ne peuvent cependant avoir que le prix que le public est accoutumé d’en donner, & qu’en exigent les petits fabriquans. De-là il arrive presque toujours que les grands établissemens de cette espece sont ruineux à ceux qui les entreprennent les premiers, & ne deviennent utiles qu’à ceux qui profitant à bon marché de la déroute des premiers, & réformant les abus, s’y conduisent avec simplicité & économie ; plusieurs exemples qu’on pourroit citer ne prouvent que trop cette vérité.

Les fabriques dispersées ne sont point exposées à ces inconvéniens. Un tisserand en draps, par exemple, ou emploie la laine qu’il a recoltée, ou en achete à un prix médiocre, & quand il en trouve l’occasion, a un métier dans la maison ou il fait son drap, tout aussi-bien que dans un atelier bâti à grands frais ; il est à lui-même, son directeur, son contre-maitre, son teneur de livres, son caissier, &c. se fait aider par sa femme & ses enfans, ou par un ou plusieurs compagnons avec lesquels il vit ; il peut par conséquent vendre son drap à beaucoup meilleur compte que l’entrepreneur d’une manufacture.

Outre les frais que celui-ci est obligé de faire, auxquels le petit fabriquant n’est pas exposé, il a encore le désavantage qu’il est beaucoup plus volé ; avec tous les commis du monde, il ne peut veiller assez à de grandes distributions, de grandes & fréquentes pesées, & à de petits larcins multipliés, comme le petit fabriquant qui a tout sous la vûe & sous la main, & est maitre de son tems.

A la grande manufacture tout se fait au coup de cloche, les ouvriers sont plus contraints & plus gourmandés. Les commis accoutumés avec eux à un air de supériorité & de commandement, qui véritablement est nécessaire avec la multitude, les traitent durement & avec mépris ; de-là il arrive que ces ouvriers ou sont plus chers, ou ne font que passer dans la manufacture & jusqu’à ce qu’ils ayent trouvé à se placer ailleurs.

Chez le petit fabriquant, le compagnon est le camarade du maitre, vit avec lui, comme avec son égal ; a place au feu & à la chandelle, a plus de liberté, & préfere enfin de travailler chez lui. Cela se voit tous les jours dans les lieux, où il y a des manufactures réunies & des fabriquans particuliers. Les manufactures n’y ont d’ouvriers, que ceux qui

ne peuvent pas se placer chez les petits fabriquans, ou des coureurs qui s’engagent & quittent journellement, & le reste du tems battent la campagne, tant qu’ils ont de quoi dépenser. L’entrepreneur est obligé de les prendre comme il les trouve, il faut que sa besogne se fasse ; le petit fabriquant qui est maitre de son tems, & qui n’a point de frais extraordinaire à payer pendant que son métier est vacant, choisit & attend l’occasion avec bien moins de désavantage. Le premier perd son tems & ses frais ; & s’il a des fournitures à faire dans un tems marqué, & qu’il n’y satisfasse pas, son crédit se perd ; le petit fabriquant ne perd que son tems tout au plus.

L’entrepreneur de manufacture est contraint de vendre, pour subvenir à la dépense journaliere de son entreprise. Le petit fabriquant n’est pas dans le même besoin ; comme il lui faut peu, il attend sa vente en vivant sur ses épargnes, ou en empruntant de petites sommes.

Lorsque l’entrepreneur fait les achats des matieres premieres, tout le pays en est informé, & se tient ferme sur le prix. Comme il ne peut guère acheter par petites parties, il achete presque toujours de la seconde main.

Le petit fabriquant achete une livre à la fois, prend son tems, va sans bruit & sans appareil au-devant de la marchandise, & n’attend pas qu’on la lui apporte : la choisit avec plus d’attention, la marchande mieux, & la conserve avec plus de soin. Il en est de même de la vente ; le gros fabriquant est obligé presque toujours d’avoir des entrepôts dans les lieux où il débite, & sur-tout dans les grandes villes où il a de plus des droits à payer. Le petit fabriquant vend sa marchandise dans le lieu même, ou la porte au marché & à la foire, & choisit pour son débit les endroits où il a le moins à payer & à dépenser.

Tous les avantages ci-dessus mentionnés ont un rapport plus direct à l’utilité personnelle, soit du manufacturier, soit du petit fabriquant, qu’au bien général de l’état : mais si l’on considere ce bien général, il n’y a presque plus de comparaison à faire entre ces deux sortes de fabrique. Il est certain, & il est convenu aussi par tous ceux qui ont pensé & écrit sur les avantages du commerce, que le premier & le plus général est d’employer, le plus que faire se peut, le tems & les mains des sujets ; que plus le goût du travail & de l’industrie est répandu, moins est cher le prix de la main-d’œuvre ; que plus ce prix est à bon marché, plus le debit de la marchandise est avantageux, en ce qu’elle fait subsister un plus grand nombre de gens ; & en ce que le commerce de l’état pouvant fournir à l’étranger les marchandises à un prix plus bas, à qualité égale, la nation acquiert la préférence sur celles où la main-d’œuvre est plus dispendieuse. Or la manufacture dispersée a cet avantage sur ce le qui est réunie. Un laboureur, un journalier, de campagne, ou autre homme de cette espece, a dans le cours de l’année un assez grand nombre de jours & d’heures où il ne peut s’occuper de la culture de la terre, ou de son travail ordinaire. Si cet homme a chez lui un métier à drap, à toile, ou à petites étoffes, il y emploie un tems qui autrement seroit perdu pour lui & pour l’état. Comme ce travail n’est pas sa principale occupation, il ne le regarde pas comme l’objet d’un profit aussi fort que celui qui en fait son unique ressource. Ce travail même lui est une espece de délassement des travaux plus rudes de la culture de la terre ; &, par ce moyen, il est en état & en habitude de se contenter d’un moindre profit. Ces petits profits multipliés sont des biens très réels. Ils aident à la subsistance de ceux qui se les procurent ; ils soutiennent la main-d’œuvre à un bas prix :