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vertu ; ne se laisser jamais détourner de son devoir, ni par le desir de la vie, ni par la crainte des tourmens, ni par celle de la mort ; moins encore de quelque dommage, ou de quelque perte que ce soit. Je ne dois pas entrer ici dans de plus grands détails ; mais un savant anglois, Thomas Gataker, dans la préface de son vaste & instructif Commentaire sur Marc Antonin, nous a donné un abrégé des plus beau preceptes de la morale des Stoïciens, tiré du livre même de cet empereur, & de ceux d’Epictete & de Séneque, trois philosophes de cette secte estimable, & qui sont les seuls avec Plutarque, dont il nous reste quelques écrits.

Depuis Epicure & Zénon, on ne vit plus de beaux génies tenter de nouvelles routes dans la science de la Morale : chacun suivit la secte qu’il trouva la plus à son goût. Les Romains, qui reçurent des Grecs les arts & les sciences, s’en tinrent aux systèmes de leurs maîtres. Du tems d’Auguste, un philosophe d’Alexandrie nommé Potamon, introduisit une maniere de philosopher que l’on appella éclectique, parce qu’elle consistoit à choisir de tous les dogmes des Philosophes, ceux qui paroissoient les plus raisonnables. Cicéron suit à-peu-près cette méthode dans son livre des Offices, où il est tantôt stoïcien, tantôt péripatéticien. Cet excellent livre que tout le monde connoît, est sans contredit le meilleur traité de Morale, le plus régulier, le plus méthodique & le plus exact que nous ayons. Il n’y a guere de moins bonnes choses dans celui des Lois, tout imparfait qu’il est ; mais c’est grand dommage qu’on ait perdu son Traité de la république, dont le peu de fragmens qui nous restent donnent la plus haute idée.

Pour ce qui regarde la Morale de Séneque & de Plutarque, je serois assez du sentiment de Montagne, dans le jugement qu’il en porte. Ces deux auteurs, dit-il, se rencontrent dans la plûpart des opinions utiles & vraies ; comme aussi leur fortune les fit naître a-peu près dans le même siecle ; tous deux venus de pays étranger ; tous deux riches & puissans. Leur instruction est de la créme philosophique : Plutarque est plus uniforme & constant : Séneque plus ondoyant & divers : celui-ci se roidit & se tend pour armer la vertu contre la foiblesse, la crainte & les vicieux appétits : l’autre semble n’estimer pas tant leur effort, & dédaigner d’en hâter son pas, & de se mettre sur sa garde : il paroît dans Séneque qu’il prête un peu à la tyrannie des empereurs de son tems : Plutarque est libre par-tout : Séneque est plein de pointes & de saillies : Plutarque de choses : celui-là vous échauffe plus & vous émeut : celui-ci vous contente davantage & vous paye mieux, il nous guide ; l’autre nous pousse : tantôt dans Plutarque, les discours sont étendus ; & tantôt il ne les touche que simplement, montrant seulement du doigt par où nous irons s’il nous plaît, & se contentant de ne donner qu’une atteinte dans le plus vif d’un repos. Il les faut arracher de-là, & les mettre en place marchande.

J’ajoute que les sujets des morales de Plutarque, sont en général traités superficiellement ; & que les ouvrages de Séneque, le meilleur même, celui des Bienfaits, n’a point d’ordre. Epictete est plus simple & plus pur ; mais il manque de vûes & d’élévation. Marc Antonin montre un esprit plus vaste & plus grand que son empire. Il ne s’est pas contenté d’expliquer solidement les preceptes de ses maîtres, il les a souvent corrigés, & leur a donné une nouvelle force, par la maniere ingénieuse & naturelle dont il les a proposés, ou par les nouvelles découvertes qu’il y a jointes.

Les Platonicient qui se rendirent célebres dans le iij. & iv. siécle, un Plotin, un Amélius, un Porphy-

re, un Jamblique, un Proclus, &c. s’attacherent

beaucoup plus à expliquer les spéculations, ou plutôt les réveries du fondateur de leur secte, qu’à cultiver sa morale. Un très petit nombre de docteurs de l’Eglise chrétienne ne furent guere plus heureux, en s’entêtant d’idées chimériques, d’allégories, de disputes frivoles, & en s’abandonnant-aux fougues de leur imagination échauffée. Il seroit superflu de parcourir les siecles suivans, où l’ignorance & la corruption ne laisserent presque plus qu’une étincelle de bon sens & de morale.

Cependant Aristote abandonné, reparut dans le vj. siecle. Boëce en traduisant quelques ouvrages du philosophe de Stagyre, jetta les fondemens de cette autorité despotique, que la philosophie péripatéticienne vint à acquérir dans la suite des tems. Les Arabes s’en entêterent dans le xj. siecle, & l’introduisirent en Espagne, où elle subsiste toûjours : delà naquit la philosophie scholastique, qui se répandit dans toute l’Europe ; & dont la barbarie porta encore plus de préjudice à la religion & à la Morale, qu’aux sciences spéculatives.

La morale des scholatiques est un ouvrage de pieces rapportées, un corps confus, sans regle & sans principe, un mélange des pensées d’Aristote, du droit civil, du droit canon, des maximes de l’Ecriture-sainte & des Peres. Le bon & le mauvais se trouvent mêlés ensemble ; mais de maniere qu’il y a beaucoup plus de mauvais que de bon. Les casuistes des derniers siecles n’ont fait qu’enchérir en vaines subtilités, & qui pis est en erreurs monstrueuses. Passons tous ces malheureux tems, & venons enfin à celui où la science des mœurs est, pour ainsi dire, ressuscitée.

Le fameux chancelier Bacon, qui finit sa carriere au commencement du xvij. siecle, est un de ces grands génies à qui la postérité sera éternellement redevable des belles vues qu’il a fournies pour le rétablissement des sciences. Ce fut la lecture des ouvrages de ce grand homme, qui inspira à Hugues Grotius la pensée d’oser le premier former un système de morale, & de droit naturel. Personne n’étoit plus propre que Grotius à tenter cette entreprise. Un amour sincere de la vérité, une netteté d’esprit admirable, un discernement exquis, une profonde méditation, une érudition universelle, une lecture prodigieuse, une application continuelle à l’étude, au milieu d’un grand nombre de traverses, & des fonctions pénibles de plusieurs emplois considérables, sont les qualités qu’on ne sauroit sans ignorance & sans injustice refuser à ce grand homme. Si la philosophie de son siecle étoit encore pleine de ténebres, il a presque suppléé à ce défaut par la force de son bon sens & de son jugement. Son ouvrage, aujourd’hui si connu, parut à Paris pour la premiere fois en 1625.

Quoique Selden ait prodigué la plus vaste érudition dans son système des lois des Hébreux sur la morale & le droit naturel, il s’en faut bien qu’il ait effacé, ni même égalé Grotius. Outre le désordre & l’obscurité qui regnent dans la maniere d’écrire de ce savant anglois, ses principes ne sont point tirés des lumieres de la raison, mais des sept préceptes donnés à Noé, qui ne sont fondés que sur une tradition douteuse, ou sur les décisions des rabbins.

Peu de tems avant la mort de Grotius, parut sur la scène le fameux Thomas Hobbes. Si ce beau génie eût philosophé sans prévention, il auroit rendu des services considérables à la recherche de la vérité ; mais il pose pour principe des sociétés, la conservation de soi-même & l’utilité particuliere : mais il établit sur cette supposition, que l’état de nature est un état de guerre de chacun contre tous ; mais il donne aux rois une autorité sans bornes, prétendant que la