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ce qui pourra lui appartenir dans la maison, suivant les dispositions marquées ci-dessus.

6°. Les enfans des associés seront élevés en commun, & suivant les vues d’une éducation chrétienne ; je veux dire, qu’on les accoutumera de bonne heure à la frugalité, à mépriser le plaisir présent, lorsqu’il entraîne de grands maux & de grands déplaisirs ; mais sur-tout on les élevera dans l’esprit de fraternité, d’union, de concorde, & dans la pratique habituelle des arts & des sciences les plus utiles, le tout avec les précautions, l’ordre & la décence qu’il convient d’observer entre les enfans des deux sexes.

7°. Les garçons demeureront dans la communauté jusqu’à l’âge de seize ans faits ; après quoi, si sa majesté l’agrée, on enverra les plus robustes dans les villes frontieres, pour y faire un cours militaire de dix ans. Là ils seront formés aux exercices de la guerre, & du reste occupés aux divers arts & métiers qu’ils auront pratiqués dès l’enfance ; & par conséquent ils ne seront point à charge au roi, ni au public dans les tems de paix ; ils feront la campagne au tems de guerre, après avoir fait quelqu’apprentissage des armes dans les garnisons. Ce cours militaire leur acquerra tout droit de maîtrise pour les arts & pour le commerce ; de façon qu’après leurs dix années de service, ils pourront s’établir à leur choix dans la communauté séculiere ou ailleurs, libres d’exercer partout les différentes professions des arts & du négoce.

8°. Lorsqu’il s’agira de marier ces jeunes gens, ce qu’on ne manquera pas de fixer à un âge convenable pour les deux sexes, leur établissement ne sera pas difficile, & tous les sujets auront pour cela des moyens suffisans ; car outre leur pécule plus ou moins considérable, la communauté fournira une honnête légitime à chaque enfant, laquelle consistera tant en argent, qu’en habillemens en & meubles ; légitime proportionnée aux facultés de la maison, & du reste égale à tous, avec cette différence pourtant qu’elle sera double au-moins pour ceux qui auront fait le service militaire. Après cette espece d’héritage, les enfans ne tireront plus de leurs parens que ce que ceux-ci voudront bien leur donner de leur propre pécule ; si ce n’est qu’ils eussent des biens hors la maison, auquel cas les enfans en hériteront sans difficulté.

Il ne faut aucune donation, aucun privilége, aucun legs pour commencer une telle entreprise ; il est visible que tous les membres opérant en commun, on n’aura pas besoin de ces secours étrangers. Il ne faut de même aucune exemption d’impôts, de corvées, de milices, &c. Il n’est ici question que d’une communauté laïque, dépendante à tous égards de l’autorité du roi & de l’état, & par conséquent sujette aux impositions & aux charges ordinaires. On peut donc espérer que les puissances protégeront cette nouvelle association, puisqu’elle doit être plus utile que tant de sociétés qu’on a autorisées en divers tems, & qui se sont multipliées à l’infini, bien qu’elles soient presque toujours onéreuses au public.

Au reste on ne donne ici que le plan général de la congrégation proposée, sans s’arrêter à déveloper les avantages sensibles que l’état & les particuliers en pourroient tirer, & sans détailler tous les réglemens qui seroient nécessaires pour conduire un tel corps. Mais on propose en question ; savoir, si suivant les loix établies dans le royaume pour les entreprises & sociétés de commerce, les premiers auteurs d’un pareil établissement pourroient s’obliger les uns envers les autres, & se donner mutuellement leurs biens & leurs travaux, tant pour eux que pour leurs successeurs, sans y être expressement autorisés par la cour.

Ce qui pourroit faire croire qu’il n’est pas besoin d’une approbation formelle, c’est que plusieurs sociétés assez semblables, actuellement existantes, n’ont point été autorisées par le gouvernement ; & pour commencer par les freres cordonniers & les freres tailleurs, on sait qu’ils n’ont point eu de lettres patentes. De même les communautés d’Auvergne subsistent depuis des siecles, sans qu’il y ait eu aucune intervention de la cour pour leur établissement.

Objections & réponse. On ne manquera pas de dire qu’une association de gens mariés est absolument impossible ; que ce seroit une occasion perpétuelle de trouble, & qu’infailliblement les femmes mettroient la désunion parmi les consorts ; mais ce sont là des objections vagues, & qui n’ont aucun fondement solide. Car pourquoi les femmes causeroient-elles plutôt du désordre dans une communauté conduite avec de la sagesse, qu’elles n’en causent tous les jours dans la position actuelle, où chaque famille, plus libre & plus isolée, plus exposée aux mauvaises suites de la misere & du chagrin, n’est pas contenue, comme elle le seroit là, par une police domestique & bien suivie ? D’ailleurs, si quelqu’un s’y trouvoit déplacé, s’il y paroissoit inquiet, ou qu’il y mît la division ; dans ce cas, s’il ne se retiroit de lui-même, ou s’il ne se corrigeoit, on ne manqueroit pas de le congédier.

Mais on n’empêcheroit pas, dit-on, les amours furtives, & bien-tôt ces amours causeroient du trouble & du scandale.

A cela je réponds, que l’on ne prétend par refondre le genre humain ; le cas dont il s’agit arrive déja fréquemment, & sans doute qu’il arriveroit ici quelquefois ; néanmoins on sent que ce desordre seroit beaucoup plus rare. En effet, comme l’on seroit moins corrompu par le luxe, moins amolli par les délices, & qu’on seroit plus occupé, plus en vue, & plus veillé, on auroit moins d’occasion de mal faire, & de se livrer à des penchans illicites. D’ailleurs les vûes d’intérêt étant alors presque nulles dans les mariages, les seules convenances d’âge & de goût en décideroient ; conséquemment il y auroit plus d’union entre les conjoints, & par une suite nécessaire moins d’amours répréhensibles. J’ajoute que le cas arrivant, malgré la police la plus attentive, un enfant de plus ou de moins n’embarrasseroit personne, au lieu qu’il embarrasse beaucoup dans la position actuelle. Observons enfin, que les mariages mieux assortis dans ces maisons, une vie plus douce & plus reglée, l’aisance constamment assurée à tous les membres, seroient le moyen le plus efficace pour effectuer le perfectionnement physique de notre espece, laquelle, au contraire, ne peut aller qu’en dépérissant dans toute autre position.

Au surplus, l’ordre & les bonnes mœurs qui regnent dans les communautés d’Auvergne, l’ancienneté de ces maisons, & l’estime générale qu’on en fait dans le pays, prouvent également la bonté de leur police & la possibilité de l’association proposée. Des peuples entiers, à peine civilisés, & qui pourtant suivent le même usage, donnent à cette preuve une nouvelle solidité. En un mot, une institution qui a subsisté jadis pendant des siecles, & qui subsiste encore presque sous nos yeux, n’est constamment ni impossible, ni chimérique. J’ajoute que c’est l’unique moyen d’assurer le bonheur des hommes, parce c’est le seul moyen d’occuper utilement tous les sujets ; le seul moyen de les contenir dans les bornes d’une sage économie, & de leur épargner une infinité de sollicitudes & de chagrins, qu’il est moralement impossible d’éviter dans l’état de désolation où les hommes ont vécu jusqu’à présent. Article de M. Faiguet, trésorier de France.