Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 10.djvu/905

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des instrumens. M. Bourdelot rapporte la même chose de plusieurs rats qu’un homme avoit apportés à la foire Saint Germain, il dit qu’il y en avoit huit entr’autres qui formoient sur la corde une danse très composée qu’ils exécutoient parfaitement bien. Olaus Magnus & Paulus Diaconus racontent que les troupeaux mangent plus long-tems & avec plus d’avidité au son du flageolet, ce qui a fait dire aux Arabes que la Musique les engraissoit ; & c’est peut être de cette observation qu’a pris naissance l’usage ordinaire des bergers de jouer de cet instrument. Les chameaux, au rapport de Thevenot & autres qui ont voyagé dans l’orient, supportent sans peine les plus pesans fardeaux, & marchent avec la même aisance que s’ils n’étoient point chargés lorsqu’on joue des instrumens. Dès qu’on cesse, leur force diminue, leur pas se rallentit, & ils sont obligés de s’arrêter. Peut-être pend-on, pour la même raison, une grande quantité de clochettes au col des mulets qui font de longues routes avec des pesans fardeaux. On a aussi observé des animaux qui démontroient le pouvoir de la musique par une aversion, une espece d’antipathie qu’ils avoient pour elle ou pour certains sons ; Baglivi fait mention d’un chien qui poussoit des hurlemens, gémissoit, devenoit triste toutes les fois qu’il entendoit le son d’une guittare ou de tout autre instrument. Ces exemples ne sont pas rares : le fait que raconte Mead, & qu’il tient d’un témoin oculaire, irréprochable, est plus singulier : un musicien s’étant apperçu qu’un chien étoit si fort affecté d’un certain ton, que, toutes les fois qu’il le jouoit, cet animal s’inquiétoit, crioit, témoignoit un mal-aise par des hurlemens ; il essaya un jour, pour s’amuser & pour voir ce qui en résulteroit, de répéter souvent ce son & de s’y arrêter long-tems ; le chien, après avoir été furieusement agité, tomba dans les convulsions & mourut.

3°. C’est principalement sur les hommes plus susceptibles des différentes impressions, & plus capables de sentir le plaisir qu’excite la Musique, qu’elle opere de plus grands prodiges, soit en faisant naître & animant les passions, soit en produisant sur le corps des changemens analogues à ceux qu’elle opere sur les corps bruts. La musique des anciens plus simple, plus imitative, étoit aussi plus pathétique & plus efficace ; ils s’attachoient plus à remuer le cœur, à émouvoir les passions, qu’à satisfaire l’esprit & inspirer du plaisir ; leurs histoires sont aussi plus remplies de faits avantageux à la Musique que les nôtres, & qui prouvent en même tems que cette simplicité n’est peut-être rien moins qu’une suite de l’imperfection prétendue de leurs instrumens, & du peu de connoissance qu’on leur a attribué des principes de l’harmonie. Ils avoient distingué deux airs principaux, dont l’un, appellé phrygien, avoit le pouvoir d’exciter la fureur, la colere, d’animer le courage, &c. l’autre, connu sous le nom d’air dorique (modus doricus), inspiroit les passions opposées, & ramenoit à un état plus tranquille les esprits agités. Galien rapporte qu’un musicien ayant, avec l’air phrygien, mis en fureur des jeunes gens ivres, changea de son à sa priere, joua le dorique, & dans l’instant ils reprirent leur tranquillité. Pythagore, au rapport de Quintilien, voyant un jeune homme furieux, prêt à mettre le feu à la maison de sa maîtresse infidelle, pria un musicien de changer la mesure des vers & de chanter un spondés, aussi-tôt la gravité de cette musique calma les agitations de cet amant méprisé. Plutarque raconte qu’un nommé Terpanter, musicien, appellé par un oracle de l’île de Lesbos à Lacédémone, y calma par la douceur de sa voix une violente sédition. Il y a beaucoup d’exemples de personnes qui ont été portées par la Musique à des violens accès de fureur, au point de

se jetter sur les assistans ; on raconte ce fait d’Alexandre, du roi Ericus surnommé le Bon, d’un doge de Venise, &c. Voyez la these citée part. II. cap. iv. pag. 100. & seq. Les instrumens de Musique, flûtes, trompettes, tambours, timbales, ou autres semblables, ont toujours été en usage dans les armées ; on y faisoit même autrefois entrer des chœurs de musiciens qui chantoient des hymnes à l’honneur de Maris, de Castor & de Pollux, &c. Cette musique servoit non-seulement à inspirer de la fermeté, du courage, de l’ardeur aux guerriers, mais on en retiroit encore le précieux avantage de prévenir le desordre & la contusion ; on s’en sert encore aujourd’hui pour faire marcher le soldat en mesure, pour augmenter ou diminuer sa vîtesse, & pour diriger toutes les évolutions militaires, on pourroit ajouter aussi, pour diminuer les fatigues d’une marche pénible. Cet effet quoique peu senti est très-réel ; nous pourrions rappeller ici l’exemple des chameaux dont nous avons parlé ci-dessus : mais ne voyons-nous pas tous les jours arriver la même chose dans nos bals ? telle personne qui ne danseroit pas une heure sans être d’une lassitude extrème, s’il n’y avoit ni voix ni instrumens, qui, animée & soutenue par une bonne symphonie, passera la nuit entiere à danser sans s’appercevoir qu’elle se fatigue, & même sans l’être. Un vieillard, mordu par une tarentule, à qui l’on joue un air approprié, se leve & danse des heures entieres avec la même facilité qu’un jeune homme de quinze ans ; en même tems qu’on voit dans ce cas les effets bien marqués de la Musique, on peut appercevoir l’origine & les raisons de son introduction dans la danse. De même la vertu qu’elle a de calmer les fureurs, d’appaiser la colere, de prévenir & d’arrêter les emportemens qu’entraîne l’ivresse, a peut-être donné lieu aux chansons qui se chantent pendant le dessert, qui est la partie du repas où l’on mange le moins & où l’on boit davantage, & sur-tout de vins différens. Il n’y a point d’usage, quelque ridicule qu’il paroisse, qui n’ait été fondé sur quelque raison plus ou moins apparente d’utilité ; il n’y a point de passions que les anciens ne crussent pouvoir exciter par leur musique, ils la regardoient sur-tout, comme l’a remarqué M. Rollin, comme très-propre « à adoucir les mœurs, & même humaniser ses peuples naturellement sauvages & barbares ». Polybe, dit M. Rollin, historien grave & sérieux, qui certainement mérite quelque créance, « attribue la différence extrème qui se trouvoit entre deux peuples de l’Arcadie ; les uns infiniment aimés & estimés par la douceur de leurs mœurs, par leur inclination bienfaisante, par leur humanité envers les étrangers & leur piété envers les dieux ; les autres, au contraire ; généralement décriés & haïs à cause de leur férocité & de leur irréligion : Polybe, dis-je, attribue cette différence à l’étude de la Musique, cultivée avec soin par les uns, & absolument négligée par les autres ». Rollin, Hist. anc. tom. IV. pag. 538. Enfin, cette même Musique qu’on a rendu aujourd’hui si douce, si voluptueuse, si attendrissante, & qui paroît n’être faite que pour captiver les cœurs, pour inspirer l’amour, étoit si bien variée par les anciens, qu’ils s’en servoient comme d’un préservatif contre les traits de l’amour, & comme d’un remede assuré pour la continence : les maris absens, au lieu de ces affreuses ceintures si fort à la mode & peut-être si nécessaires dans certains pays, laissoient à leurs femmes des musiciens qui leur jouoient des airs, capables de modérer les désirs qu’elles n’auroient pû satisfaire qu’aux dépens de leur honneur ; & on assure qu’Egiste ne put vaincre les refus de Clytemnestre, qu’après avoir fait mourir Démodocus, musicien, qu’Agamemnon avoit