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mais de la même maniere que nous gouvernons nos troupeaux ; car comme nous n’établissons pas un taureau sur des taureaux, ni une chevre sur un troupeau de chevres, mais que nous les mettons sous la conduite d’un homme qui en est le berger ; de même Dieu qui aime les hommes, avoit mis nos ancêtres sous la conduite des esprits & des anges ».

Ou je me trompe, ou voilà ce gouvernement surnaturel qui a donné lieu aux traditions de l’âge d’or & du regne des dieux. Platon a été amené à cette tradition par une route assez semblable à celle que je suis. Il dit ailleurs, qu’après le déluge, les hommes vécurent sous trois états successifs : le premier, sur les montagnes errans & isolés les uns des autres : le deuxieme, en familles dans les vallées voisines, avec un peu moins de terreur que dans le premier état : & le troisieme, en sociétés réunies dans les plaines, & vivant sous des lois. Au reste, si ce gouvernement est devenu si généralement obscur & fabuleux, on ne peut en accuser que lui-même. Quoique formé sous les auspices de la religion, ses principes surnaturels le conduisirent à tant d’excès & à tant d’abus, qu’il se défigura insensiblement, & fut enfin méconnu. Peut-être cependant l’histoire qui l’a rejetté, l’a-t-elle admis en partie dans ses fastes, sous le nom de regne sacerdotal. Ce regne n’a été dans son tems qu’une des suites du premier, & l’on ne peut nier que cette administration n’ait été retrouvée chez diverses nations fort historiques.

Pour suppléer à ce grand vuide des annales du monde par une autre voie que la Mythologie, nous avons réfléchi sur l’étiquette & sur les usages qui ont dû être propres à ce genre de gouvernement ; & après nous en être fait un plan & un tableau, nous avons encore cherché à les comparer avec les usages politiques & réligieux des nations. Tantôt nous avons suivi l’ordre des siecles, & tantôt nous les avons retrogradés, afin d’éclaircir l’ancien par le moderne, comme on éclaircit le moderne par l’ancien. Telle a été notre méthode pour trouver le connu par l’inconnu ; on jugera de sa justesse ou de son inexactitude par quelques exemples, & par le résultat dont voici l’analyse.

Le gouvernement surnaturel ayant obligé les nations à recourir à une multitude d’usages & de suppositions pour en soutenir l’extérieur, un de leurs premiers soins fut de représenter au milieu d’elles la maison de leur monarque, de lui élever un trône, & de lui donner des officiers & des ministres. Considérée comme un palais civil, cette maison étoit sans doute de trop sur la terre, mais ensuite considérée comme un temple, elle ne put suffire au culte public de toute une nation. D’abord on voulut que cette maison fût seule & unique, parce que le dieu monarque étoit seul & unique ; mais toutes les différentes portions de la société ne pouvant s’y rendre aussi souvent que le culte journalier qui est dû à la divinité l’exige, les parties les plus écartées de la société tomberent dans une anarchie religieuse & politique, ou se rendirent rébelles & coupables, en multipliant le dieu monarque avec les maisons qu’elles voulurent aussi lui élever. Peu-à-peu les idées qu’on devoit avoir de la divinité se rétrecirent ; au lieu de regarder ce temple comme des lieux d’assemblées & de prieres publiques, infiniment respectables par cette destination, les hommes y chercherent le maître qu’ils ne pouvoient y voir, & lui donnerent à la fin une figure & une forme sensible. Le signe de l’autorité & le sceptre de l’empire ne furent point mis entre des mains particulieres ; on les déposa dans cette maison & sur le siege du céleste monarque ; c’est-à-dire dans un temple & dans le lieu le plus respectable de ce temple, c’est-à-dire dans le

sanctuaire. Le sceptre & les autres marques de l’autorité royale n’ont été dans les premiers tems que des bâtons & des rameaux ; les temples que des cabanes, & le sanctuaire qu’une corbeille & qu’un coffret. C’est ce qui se trouve dans toute l’antiquité ; mais par l’abus de ces usages, la religion absorba la police ; & le regne du ciel lui donna le regne de la terre, ce qui pervertit l’un & l’autre.

Le code des lois civiles & religieuses ne fut point mis non plus entre les mains du magistrat, on le déposa dans le sanctuaire ; ce fut à ce lieu sacré qu’il fallut avoir recours pour connoître ces lois & pour s’instruire de ses devoirs. Là elles s’y ensevelirent avec le tems ; le genre humain les oublia, peut-être même les lui fit-on oublier. Dans ces fêtes qui portoient chez les anciens le nom de fêtes de la législation, comme le palilies & les thesmophories, les plus saintes vérités n’y étoient plus communiquées que sous le secret à quelques initiés, & l’on y faisoit aux peuples un mystere de ce qu’il y avoit de plus simple dans la police, & de ce qu’il y avoit de plus utile & de plus vrai dans la religion.

La nature de la théocratie primitive exigeant nécessairement que le dépôt des lois gardé dans le sanctuaire parût émané de dieu même, & qu’on fût obligé de croire qu’il avoit été le législateur des hommes comme il en étoit le monarque ; le tems & l’ignorance donnerent lieu aux ministres du paganisme d’imaginer que des dieux & des déesses les avoient révélés aux anciens législateurs, tandis que les seuls besoins & la seule raison publique des premieres sociétés en avoient été les uniques & les véritables sources. Par ces affreux mensonges, ils ravirent à l’homme l’honneur de ces lois si belles & si simples qu’il avoit fait primitivement, & ils affoiblirent tellement les ressorts & la dignité de sa raison, en lui faisant faussement accroire qu’elle n’avoit point été capable de les dicter, qu’il la méprisa, & qu’il crut rendre hommage à la divinité, en ne se servant plus d’un don qu’il n’avoit reçu d’elle que pour en faire un constant usage.

Le dieu monarque de la société ne pouvant lui parler ni lui commander d’une façon directe, on se mit dans la nécessité d’imaginer des moyens pour connoître ses ordres & ses volontés. Une absurde convention établit donc des signes dans le ciel & sur la terre qu’il fallut regarder, & qu’on regarda en effet comme les interpretes du monarque : on inventa les oracles, & chaque nation eut les siens. On vit paroître une foule d’augures, de devins & d’aruspices ; en police, comme en religion, l’homme ne consulta plus la raison, mais il crut que sa conduite, ses entreprises & toutes ses démarches devoient avoir pour guide un ordre ou un avis de son prince invisible ; & comme la fraude & l’imposture les dicterent aux nations aveuglées, elles en furent toutes les dupes, les esclaves, les victimes.

De semblables abus sortirent aussi des tributs qu’on crut devoir lui payer. Dans les premiers tems où la religion ni la police n’étoient point encore corrompues par leur faux appareil, les sociétés n’eurent d’autres charges & d’autres tributs à porter à l’Etre suprème que les fruits & les prémices des biens de la terre ; encore n’étoit-ce qu’un hommage de reconnoissance, & non un tribut civil dont le souverain dispensateur de tout n’a pas besoin. Il n’en fut plus de même lorsque d’un être universel chaque nation en eut fait son roi particulier : il fallut lui donner une maison, un trône, des officiers, & enfin des revenus pour les entretenir. Le peuple porta donc chez lui la dixme de ses biens, de ses terres & de ses troupeaux ; il savoit qu’il tenoit tout de son divin roi, que l’on juge de la ferveur avec laquelle chacun vint offrir ce qui pouvoit contribuer