port en effet put-il y avoir entre le dieu regnant & toutes les différentes effigies que l’on en fit ? Ce ne put être qu’un rapport imaginaire & de pure convention, toujours prêt par conséquent à dégrader le dieu & le monarque si-tôt qu’on n’y joindroit plus une instruction convenable ; on les donna sans doute (ces instructions) dans les premiers tems, mais par-là le culte & la police, de simples qu’ils étoient, devinrent composés & allégoriques, par-là l’officier théocratique vit accroître le besoin & la nécessité que l’on eut de son état ; & comme il devint ignorant lui-même, les conventions primitives se changerent en mysteres, & la religion dégénéra en une science merveilleuse & bisarre, dont le secret devint impénétrable d’âge en âge, & dont l’objet se perdit à la fin dans un labyrinthe de graves puérilités & d’importantes bagatelles.
Si toutes les différentes sociétés eussent au moins pris pour signe de la divinité regnante un seul & même symbole, l’unité du culte, quoique dégénéré, auroit encore pu se conserver sur la terre ; mais ainsi que tout le monde sait, les uns prirent une chose, & les autres une autre ; l’Etre suprème, sous mille formes différentes, fut adoré par-tout sans n’être plus le même aux yeux de l’homme grossier. Chaque nation s’habitua à considérer le symbole qu’elle avoit choisi comme le plus véritable & le plus saint.
L’unité fut donc rompue : la religion générale étant éteinte ou méconnue, une superstition générale en prit la place, & dans chaque contrée elle eut son étendart particulier, chacun regardant son dieu & son roi comme le seul & le véritable, détesta le dieu & le roi de ses voisins. Bien-tôt toutes les autres nations furent réputées étrangeres, on se sépara d’elles, on ferma ses frontieres, & les hommes devinrent ainsi par naissance, par état & par religion, ennemis déclarés les uns des autres.
Inde furor vulgò, quod numina vicinorum
Odit uterque locus, cum solos credat habendos
Esse deos, quos ipse colit.
Tel étoit l’état déplorable où les abus funestes de la théocratie primitive avoient déja précipité la religion de tout le genre humain, lorsque Dieu, pour conserver chez les hommes le souvenir de son unité, se choisit enfin un peuple particulier, & donna aux Hébreux un législateur sage & instruit pour reformer la théocratie païenne des nations. Pour y parvenir, ce grand homme n’eut qu’à la dépouiller de tout ce que l’imposture & l’ignorance y avoient introduit : Moise détruisit donc tous les emblèmes idolâtres qu’on avoit élevés au dieu monarque, & il supprima les augures, les devins & tous les faux interpretes de la divinité, défendit expressément à son peuple de jamais la représenter par aucune figure de fonte ou de pierre, ni par aucune image de peinture ou de ciselure ; ce fut cette derniere loi qui distingua essentiellement les Hébreux de tous les peuples du monde. Tant qu’ils l’observerent, ils furent vraiment sages & religieux ; & toutes les fois qu’ils la transgresserent, ils se mirent au niveau de toutes les autres nations ; mais telle étoit encore dans ces anciens tems, la force des préjugés & l’excès de la grossiereté des hommes, que ce précepte, qui nous semble aujourd’hui si simple & si conforme à la raison, fut pour les Hébreux d’une observance pénible & difficile ; de-là leurs fréquentes rechûtes dans l’idolâtrie, & ces perpétuels retours vers les images des nations, qu’on n’a pu expliquer jusqu’ici que par une dureté de cœur & un entêtement inconcevable, dont on doit actuellement retrouver la source & les
motifs dans les anciens préjugés & dans les usages de la théocratie primitive.
Après avoir parcouru la partie religieuse de cette antique gouvernement jusqu’à l’idolâtrie qu’il a produit & jusqu’à sa réforme chez les Hébreux, jettons aussi quelques regards sur sa partie civile & politique, dont le vice s’est déja fait entrevoir. Tel grand & tel sublime qu’ait paru dans son tems un gouvernement qui prenoit le ciel pour modele & pour objet, un édifice politique construit ici-bas sur une telle spéculation a du nécessairement s’écrouler & produire de très-grands maux ; entre cette foule de fausses opinions, dont cette théocratie remplit l’esprit humain, il s’en éleva deux fortes opposées l’une à l’autre, & toutes deux cependant également contraires au bonheur des sociétés. Le tableau qu’on se fit de la félicité du regne céleste fit naître sur la terre de fausses idées sur la liberté, sur l’égalité & sur l’indépendance ; d’un autre côté, l’aspect du dieu monarque si grand & si immense réduisit l’homme presqu’au néant, & le porta à se mépriser lui-même & à s’avilir volontairement par ces deux extrèmes : l’esprit d’humanité & de raison qui devoit faire ce lien des sociétés se perdit nécessairement dans une moitié du monde, on voulut être plus qu’on ne pouvoit & qu’on ne devoit être sur la terre & dans l’autre, on se dégrada au-dessous de son état naturel, enfin on ne vit plus l’homme, mais on vit insensiblement paroître le sauvage & l’esclave.
Le point de vûe du genre humain avoit été cependant de se rendre heureux par la théocratie, & nous ne pouvons douter qu’il n’y ait réussi au-moins pendant un tems. Le regne des dieux a été célébré par les Poëtes ainsi que l’âge d’or, comme un regne de félicité & de liberté. Chacun étoit libre dans Israël, dit aussi l’Ecriture en parlant des commencemens de la théocratie mosaïque ; chacun faisoit ce qu’il lui plaisoit, alloit où il vouloit, & vivoit alors dans l’indépendance : unusquisque, quod sibi rectum videbatur, hoc faciebat. Jug. xvij. 6. Ces heureux tems, où l’on doit appercevoir néanmoins le germe des abus futurs, n’ont pû exister que dans les abords de cet âge mystique, lorsque l’homme étoit encore dans la ferveur de sa morale & dans l’héroïsme de sa théocratie ; & sa félicité aussi bien que sa justice ont dû être passageres, parce que la ferveur & l’héroïsme qui seuls pouvoient soutenir le surnaturel de ce gouvernement, sont des vertus momentanées & des saillies religieuses qui n’ont jamais de durée sur la terre. La véritable & la solide théocratie n’est réservée que pour le ciel ; c’est-là que l’homme un jour sera sans passion comme la Divinité : mais il n’en est pas de même ici-bas d’une théocratie terrestre où le peuple ne peut qu’abuser de sa liberté sous un gouvernement provisoire & sans consistance, & où ceux qui commandent ne peuvent qu’abuser du pouvoir illimité d’un dieu monarque qu’il n’est que trop facile de faire parler. Il est donc ainsi très-vraissemblable que c’est par ces deux excès que la police théocratique s’est autrefois perdue : par l’un, tout l’ancien occident a changé sa liberté en brigandage & en une vie vagabonde ; & par l’autre, tout l’orient s’est vû opprimé par des tyrans.
L’état sauvage des premiers Européens connus & de tous les peuples de l’Amérique, présente des ombres & des vestiges encore si conformes à quelques-uns des traits de l’âge d’or, qu’on ne doit point être surpris si nous avons été portés à chercher l’origine de cet état d’une grande partie du genre humain dans les suites des malheurs du monde, & dans l’abus de ces préjugés théocratiques qui ont répandu tant d’erreurs par toute la terre. En effet, plus nous avons approfondi les différentes traditions & les usages des