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que c’est une vérité qui n’a jamais été totalement obscurcie, les premiers mortels qui le représenterent, ne manquerent point aussi de penser qu’il ne falloit qu’un souverain dans le monde ; le dogme de l’unité de Dieu a donc aussi donné lieu au dogme despotique de l’unité de puissance, c’est-à-dire, au titre de monarque universel, que tous les despotes se sont arrogé, & qu’ils ont presque toûjours cherché à réaliser en étendant les bornes de leur empire, en détruisant autour d’eux ce qu’ils ne pouvoient posséder, & en méprisant ce que la foiblesse de leur bras ne pouvoit atteindre sous ce point de vûe ; leurs vastes conquêtes ont été presque toutes des guerres de religion, & leur intolérance politique n’a été dans son principe qu’une intolérance religieuse.

Si nous portons nos yeux sur quelques-uns de ces états orientaux qui ont eu pour particuliere origine la sécularisation des grands prêtres des anciennes théocraties qui en quelques lieux se sont rendus souverains héréditaires, nous y verrons ces images théocratiques affecter jusqu’à l’éternité même du dieu monarque dont ils ont envahi le trone. C’est un dogme reçu en certains lieux de l’Asie, que le grand lama des Tartares, & que le kutucha des Calmoucs, ne meurent jamais, & qu’ils sont immuables & éternels, comme l’Etre suprème dont ils sont les organes. Ce dogme qui se soutient dans l’Asie par l’imposture depuis une infinité de siecles, est aussi reçu dans l’Abissinie ; mais il y est spirituellement plus mitigé, parce qu’on y a éludé l’absurdité par la cruauté ; on y empêche le chitomé ou prêtre universel, de mourir naturellement ; s’il est malade on l’étouffe ; s’il est vieux on l’assomme ; & en cela il est traité comme l’apis de l’ancienne Memphis que l’on noyoit dévotement dans le Nil lorsqu’il étoit caduc, de peur sans doute que par une mort naturelle, il ne choquât l’éternité du dieu monarque qu’il représentoit. Ces abominables usages nous dévoilent quelle est l’antiquité de leur origine : contraires au bien être des souverains, ils ne sont donc point de leur invention. Si les despotes ont hérité des suprèmes avantages de la théocratie, ils ont aussi été les esclaves & les victimes des ridicules & cruels préjugés dont elle avoit rempli l’esprit des nations. Au royaume de Saba, dit Diodore, on lapidoit les princes qui se montroient & qui sortoient de leurs palais ; c’est qu’ils manquoient à l’étiquete de l’invisibilité, nouvelle preuve de ce que nous venons de dire.

Mais quel contraste allons-nous présenter ? ce sont tous les despotes commandans à la nature même ; là ils font fouetter les mers indociles, & renversent les montagnes qui s’opposent à leur passage. Ici ils se disent les maîtres de toutes les terres, de toutes les mers, & de tous les fleuves, & se regardent comme les dieux souverains de tous les dieux de l’univers. Tous les Historiens moralistes qui ont remarqué ces traits de l’ancien despotisme, n’ont vu dans ces extravagances que les folies particulieres de quelques princes insensés ; mais pour nous, nous n’y devons voir qu’une conduite autorisée & reçue dans le plan des anciens gouvernemens. Ces folies n’ont rien eu de personnel, mais elles ont été l’ouvrage de ce vice universel qui avoit infecté la police de toutes les nations.

L’Amérique qui n’a pas moins conservé que l’Asie une multitude de ces erreurs théocratiques, nous en présente ici une des plus remarquables dans le serment que les souverains du Méxique faisoient à leur couronnement, & dans l’engagement qu’ils contractoient lorsqu’ils montoient sur le trone. Ils juroient & promettoient que pendant la durée de leur regne, les pluies tomberoient à propos dans leur

empire ; que les fleuves ni les rivieres ne se déborderoient point ; que les campagnes seroient fertiles, & que leurs sujets ne recevroient du ciel ni du soleil aucune maligne influence. Quel a donc été l’énorme fardeau dont l’homme se trouva chargé aussitôt qu’à la place des symboles brutes & inanimés de la premiere théocratie, on en eût fait l’image de la Divinité ? Il fallut donc qu’il fût le garant de toutes les calamités naturelles qu’il ne pouvoit produire ni empêcher, & la source des biens qu’il ne pouvoit donner : par-là les souverains se virent confondus avec ces vaines idoles qui avoient encore eu moins de pouvoir qu’eux, & les nations imbécilles les obligerent de même à se comporter en dieux, lorsqu’elles n’auroient dû en les mettant à la tête des sociétés, qu’exiger qu’ils se comportassent toûjours en hommes, & qu’ils n’oubliassent jamais qu’ils étoient par leur nature & par leurs foiblesses égaux à tous ceux qui se soumettoient à eux sous l’abri commun de l’humanité, de la raison & des lois.

Parce que ces anciens peuples ont trop demandé à leurs souverains, ils n’en ont rien obtenu : le despotisme est devenu une autorité sans borne, parce qu’on a exigé des choses sans bornes ; & l’impossibilité où il a été de faire les biens extrèmes qu’on lui demandoit, n’a pu lui laisser d’autre moyen de manifester son énorme puissance, que celui de faire des extravagances & des maux extrèmes. Tout ceci ne prouve-t-il pas encore que le despotisme n’est qu’une idolâtrie aussi stupide devant l’homme raisonnable, que criminelle devant l’homme religieux. L’Amérique pouvoit tenir cet usage de l’Afrique où tous les despotes sont encore des dieux de plein exercice, ou des royaumes de Totoca, d’Agag, de Monomotapa, de Loango, &c. C’est à leurs souverains que les peuples ont recours pour obtenir de la pluie ou de la sécheresse ; c’est eux que l’on prie pour éloigner la peste, pour guérir les maladies, pour faire cesser la stérilité ou la famine ; on les invoque contre le tonnerre & les orages, & dans toutes les circonstances enfin où l’on a besoin d’un secours surnaturel. L’Asie moderne n’accorde pas moins de pouvoir à quelques uns de ses souverains ; plusieurs prétendent encore rendre la santé aux malades ; les rois de Siam commandent aux élémens & aux génies malfaisans ; ils leur défendent de gâter les biens de la terre ; & comme quelques anciens rois d’Egypte, ils ordonnent aux rivieres débordées de rentrer dans leurs lits, & de cesser leurs ravages.

Nous pouvons mettre aussi au rang des privileges insensés de la théocratie primitive, l’abus que les souverains orientaux ont toûjours fait de cette foible moitié du genre humain qu’ils enferment dans leurs sérails, moins pour servir à des plaisirs que la polygamie de leur pays semble leur permettre, que comme une étiquete d’une puissance plus qu’humaine, & d’une grandeur surnaturelle en tout. En se rappellant ce que nous avons dit ci-devant des femmes que l’incontinente théocratie avoit donné au dieu monarque, & des devoirs honteux auxquels elle avoit asservi la virginité ; on ne doutera pas que les symboles des dieux n’ayent aussi hérité de ce tribut infâme, puisque dans les Indes on y marie encore solemnellement des idoles de pierre, & que dans l’ancienne Lybie, au liv. L. au rapport d’Hérodote, les peres qui marioient leurs filles étoient obligés de les amener au prince la premiere nuit de leur noce pour lui offrir le droit du seigneur. Ces deux anecdotes suffisent sans doute pour montrer l’origine & la succession d’une étiquete que les despotes ont nécessairement dû tenir d’une administration qui avoit avant eux perverti la morale, & abusé de la nature humaine.

La source du despotisme ainsi connue, il nous reste