Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 11.djvu/568

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cusé & huit fois absous, à l’âge de 90 ans il maîtrisoit encore le barreau ; & aussi respectable que Nestor par ses années & par le talent de la parole, il conserva jusque dans le tombeau l’estime & la vénération de tous ses concitoyens.

Les dames même profiterent de cette heureuse réforme, & parurent sur les rangs avec autant de distinction que les plus grands orateurs : on en vit plaider leurs causes avec tant d’énergie, de délicatesse & de grace, qu’elles mériterent un applaudissement universel. Amœsia Sentia accusée d’un crime, soutint son innocence avec toute la précision & la force du plus habile avocat, & se concilia tous les suffrages dès la premiere audience. Au tems de Quintilien les savans lisoient, comme un modele de la pureté & de l’éloquence romaine, les lettres de la célebre Cornélie qui forma les Gracches. La fille de Lœlius, & dans l’âge suivant celle d’Hortensius, ne furent pas moins héritieres du génie éloquent de leurs peres, que de leurs vertus & de leurs richesses.

L’esprit dominant de ce siecle étoit une noble fierté qui animoit tous les cœurs, & c’est ce qui fit que la plûpart des orateurs de ce tems-là n’eurent pas la même politesse ni la même délicatesse que les Scipions & les Loelius. Le style de Caton étoit sec & dur ; celui de Caïus Gracchus étoit marqué au coin de la violence de son caractere : enfin les orateurs de cet âge ébaucherent seulement les premiers traits de l’éloquence romaine ; elle attendoit sa perfection du siecle suivant, je veux dire, celui où regnerent les dictateurs perpétuels.

Jamais on ne vit les Romains plus grands ni plus magnifiques que dans ce troisieme âge : Arts, Sciences, Philosophie, Grammaire, Rhétorique, tout se ressentit de l’éclat de l’empire, & eut, pour ainsi dire, part à la même élévation ; tout ce qu’il y avoit de brillant au-delà des mers, se réfugioit comme à l’envi dans Rome à la suite des triomphes. A côté des rois enchaînés, & parmi les dépouilles des provinces conquises, on voyoit avec étonnement des philosophes, des rhéteurs, des savans couverts des mêmes lauriers que le vainqueur, monter en quelque sorte sur le même char, & triompher avec lui. Du sein de la Grece sortoient des essaims de savans, qui comme d’autres Carnéades venoient faire dans Rome des leçons de sagesse, & y transplanter, si j’ose ainsi parler, les talens des Isocrates & des Démosthènes. On ouvrit de nouvelles écoles : on expliqua les secrets de l’art : on développa les finesses de la Rhétorique : on étala avec pompe les beautés d’Homere : on ralluma ces foudres à demi-éteints, qui avoient causé tant d’allarmes à Philippe de Macédoine. Les Romains enchantés, entrerent dans la même carriere pour disputer le prix à leurs nouveaux maîtres, & les effacer dans l’ordre des esprits, comme ils les surpassoient dans le métier des armes.

Quatre orateurs commencerent cette espece de défi ; ce furent Antoine, Crassus, Sulpitius & Cotta, tous quatre rivaux, &, ce qui paroîtra surprenant, tous quatre amis.

Antoine, ayeul du célebre Marc-Antoine, fut comme le chef de cette illustre troupe, & leva pour ainsi dire la barriere. Une mémoire prodigieuse lui rappelloit sur-le-champ tout ce qu’il avoit à dire. On croyoit qu’il n’empruntoit de secours que de la nature, dans le tems même qu’il mettoit en usage toutes les finesses & les subtilités de l’art, pour séduire les juges les plus attentifs & les plus éclairés. Il affectoit une certaine négligence dans son style, pour ôter tout soupçon qu’il eût appris les préceptes des Grecs, ou qu’il en voulût à la religion de ses juges. Une déclamation brillante embellissoit tous ses discours, & le pathétique qu’il avoit le secret d’y ré-

pandre, attendrissoit tous les cœurs.

C’est principalement dans la cause de Caïus Norbanus, & dans celle de Marcus Aquilius, que son art & ses talens sont les plus développés : le plan de ces deux pieces est tracé dans l’orateur de Ciceron, liv. II. n. 195. Dans l’exorde de la premiere, Antoine paroît chancelant, timide, incertain ; mais lorsque l’on ne croit qu’excuser son embarras & la triste nécessité où il se trouve de défendre un méchant citoyen dont il est ami, on le voit tout-d’un-coup s’animer contre Cœpion, justifier la sédition de Norbanus, la rejetter sur le peuple romain, & forcer les juges à demi-séduits par le charme de son discours, à se rendre à la commisération qu’il excite dans leur cœur. Il avoue lui-même qu’il attacha le coupable à la sévérité de ses juges, moins par l’évidence des raisons, que par la force des passions qu’il sut employer à-propos.

Dans la péroraison de la seconde piece, il représente d’une maniere pathétique Marcus Aquilius consterné & fondant en larmes : il conjure Marius, présent à cette cause, de s’unir à lui pour défendre un ami, un collegue, & soutenir l’intérêt commun des généraux romains : il invoque les dieux & les hommes, les citoyens & les alliés ; au défaut de la bonté de sa cause, il excite les larmes du peuple romain, l’attendrit à la vûe des cicatrices que ce vieillard avoit reçues pour le salut de sa patrie. Les soupirs, les gémissemens, les pleurs de cet orateur, & les plaies d’un guerrier vainqueur des esclaves & des Cimbres, conserverent un homme que des crimes trop avérés bannissoient de la société de ses concitoyens & de tout l’empire.

Lucius Crassus n’avoit que vingt-un ans, ou, selon Tacite, dix neuf, quand il plaida sa premiere cause contre le plus célebre avocat de son tems. Son caractere propre étoit un air de gravité & de noblesse, tempéré par une douceur insinuante, une délicatesse aisée, & une fine raillerie. Son expression étoit pure, exacte, élégante, sans affectation : son discours étoit véhément, plein d’une juste douleur, de repliques ingénieuses, par-tout semé d’agrémens, & toujours fort court. Il ne paroissoit jamais sans s’être long-tems préparé ; on l’attendoit avec empressement, on l’écoutoit avec admiration. Après sa mort les orateurs venoient au barreau recueillir cet esprit libre & romain, à la place même où par les seules forces de son éloquence il avoit abattu la témérité du consul Philippe, & rétabli la puissance du sénat consterné. Il paroît qu’il ne se chargeoit que de causes justes, car toute sa vie il témoigna un regret sensible d’avoir parlé contre Caïus Carbon, & il se reprochoit à cette occasion sa témérité & sa trop grande ardeur de paroître. Antoine au contraire se chargeoit indifféremment de toutes les causes, & avoit toujours la foule. Crassus mourut pour ainsi dire les armes à la main ; il fut enseveli dans son propre triomphe, & honoré des larmes de tout le sénat, dont il avoit pris la défense.

Cotta brilloit par une élocution pure & coulante. Plein de sa cause, il déduisoit ses motifs avec clarté & par ordre ; il écartoit avec soin tout ce qui étoit étranger à son sujet, pour n’envisager que son affaire, & les moyens qui pouvoient persuader les juges ; mais il avoit peu de force & de véhémence, & en cela il s’étoit sagement réglé sur la foiblesse de sa poitrine, qui l’obligeoit d’éviter toute contention de voix.

Sulpicius étoit orateur, pour ainsi dire, avant que de savoir parler ; un heureux hasard contribua à sa perfection. Antoine s’amusant un jour à le voir plaider une petite cause parmi ses compagnons, fut étonné de trouver dans un âge si tendre un discours si vif & si rapide, des gestes si nobles, & des termes