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cette action, indignée de la tendresse qu’Odenath témoignoit à son fils Hérode qu’il avoit eu d’une autre femme.

Sans ce crime de cruelle marâtre, dont l’accuse Trebellius Pollion, on pourroit mettre Zénobie au nombre des plus grandes raretés qu’on ait vues sur la terre. Ce fut une belle femme, chaste, savante, courageuse, sobre, & sachant par politique boire beaucoup de vin dans certaines occasions. Voici son portrait : Mulierum omnium nobilissima orientalium fæminarum, & ut Cornelius Capitolinus asserit, expeditissima, vultu subaquilo, fusci coloris, oculis suprà modum vigentibus, nigris, spiritus divini, venustatis incredibilis : tantus candor in dentibus, ut margaritas eam plerique putarent habere, non dentes.

Elle avoit beaucoup contribué aux victoires qu’Odenath remporta sur les Perses, & qui conserverent l’orient aux Romains. Aussi fut-elle honorée de la qualité d’Auguste par le même Gallien. Après la mort de son mari, elle se maintint dans l’autorité, & regna d’une maniere très-vigoureuse & très-glorieuse. Elle se mit à la tête de ses troupes, força les Perses d’accepter la paix, & devint la terreur de toute l’Asie. Elle ne put souffrir que les Romains y tinssent aucune place que sous sa protection ; & les barbares ayant fait irruption de tous côtés dans leurs provinces, elle étendit ses conquêtes depuis les bords du Tigre jusqu’à ceux de l’Hellespont, prit le superbe nom de reine d’Orient, après que Zaba, l’un de ses plus grands capitaines, eut achevé de lui assujettir l’Egypte.

Cette princesse dont la valeur soutenue d’une prudence extraordinaire, avoit subjugué tant de provinces de l’Asie, fut enfin obligée de céder aux armes romaines. Aurélien, qui avoit défait les Sarmates, les Marcomans, & chassé tous les Barbares hors de l’empire romain, eut honte qu’une femme usurpât sur lui tant de pays : il le prépara à humilier cette reine ambitieuse. Il n’ignoroit pas sa réputation ni ses exploits. Il savoit qu’elle étoit aimée de ses soldats, respectée de ses voisins & redoutée de ses ennemis, & qu’elle égaloit Odenath en mérite & en courage.

Il marcha donc contr’elle avec toutes les forces de l’empire. Il la vainquit auprès de la ville d’Emese ; mais il lui en coûta ses meilleures troupes. Il mit ensuite le siege devant Palmyre, où cette princesse s’étoit retirée, & où il trouva plus de résistance qu’il ne l’imaginoit. Fatigué de la longueur du siege, & redoutant toujours les événemens que pouvoit amener le courage de Zénobie, il lui écrivit une lettre dans laquelle il lui marquoit que si elle se remettoit entre ses mains, il lui offroit la vie, un état honnête, & un lieu de retraite convenable à son rang. Cette illustre reine avoit trop de cœur pour écouter de pareilles conditions. Voici la réponse qu’elle fit à Aurélien.

« Zénobie, reine de l’Orient, à l’empereur Aurélien. Personne jusqu’ici n’a fait une demande pareille à la tienne. C’est la vertu, Aurélien, qui doit agir dans la guerre. Tu me mandes de me remettre entre tes mains : comme si tu ne savois pas que Cléopatre aima mieux mourir avec le titre de reine, que de vivre dans toute autre dignité. Nous attendons le secours des Perses. Les Sarrasins arment pour nous. Les Arméniens se sont déclarés en notre faveur. Une troupe de voleurs dans la Syrie a défait ton armée. Juge ce que tu dois attendre, quand toutes ces forces seront jointes. Tu rabattras de cet orgueil avec lequel, comme maître absolu de toutes choses, tu m’ordonnes de me rendre ».

Cette lettre n’inspira que de la colere à Aurélien ; il poussa le siege de Palmyre avec vigueur, & Zéno-

bie n’ayant plus d’espérance d’empêcher la prise de

sa capitale, en sortit secrettement. Aurélien en fut averti, & la fit suivre avec tant de diligence, qu’on l’atteignit lorsqu’elle étoit déja dans le bac pour passer l’Euphrate : ce fut en 272, & la ville de Palmyre fut prise peu de jours après.

Quoique toute l’armée demandât la mort de Zénobie, Aurélien aima mieux la reserver pour servir d’ornement à son triomphe. Elle fut menée à Rome deux ans après, chargée de pierreries, de fers d’or aux piés, & de chaînes d’or aux mains ; ensuite l’empereur lui permit de passer le reste de ses jours avec ses enfans en personne privée dans une maison qu’il lui donna, & dont on voit encore les ruines près de Tibur.

Mais Aurélien fit mourir les ministres qui avoient assisté Zénobie de leurs conseils. Entre ceux-là, Longin fut extrèmement regretté. On le soupçonna d’être l’auteur de la lettre dont nous avons donné la copie, & sa mort fut aussi glorieuse pour lui qu’honteuse pour l’empereur, dont elle a pour jamais flétri la mémoire. Longin mourut en philosophe, avec une constance admirable, consolant lui-même tous ceux que son malheur touchoit de pitié & d’indignation. Je vais donc achever de faire connoître ce grand personnage.

Il se nommoit Dionysius Longinus Cassius. On ignore le nom & la qualité de son pere ; sa mere étoit sœur du fameux orateur Cornelius Fronto, petit-fils du philosophe Plutarque. Fronton enseigna long-tems l’éloquence dans Athènes avec beaucoup de réputation. Il y mourut, après avoir institué pour héritier son neveu Longin, qui étoit vraissemblablement syrien & natif d’Emèse : c’est pour cela que Zénobie le fit venir à sa cour, & l’admit dans son conseil.

Ce qui donne encore du poids à l’opinion que Longin étoit natif de Syrie, c’est une inscription que le savant Hudson a trouvée dans le comté de Chester, & qui prouve que les Longins étoient citoyens de Samosate en Syrie. Voici cette inscription : Flavius Longinus Trib. Mil. Leg. XX. Longinus filius ejus domo samosata.

Longin employa, comme il nous l’apprend lui-même, dans un fragment conservé par Porphyre, sa jeunesse à voyager avec ses parens, pour s’instruire de plus en plus dans les belles lettres & dans la philologie, en étudiant sous tous les hommes de son tems les plus célebres. Son traité du sublime lui acquit la plus grande réputation, & fut cause qu’on lui donna le droit de revoir & de juger souverainement les ouvrages des anciens. C’est dommage que ce traité du sublime ne soit parvenu à nous tout entier, & qu’il s’y trouve même plusieurs endroits défectueux. Néanmoins tout défiguré qu’il est, il nous en reste encore assez pour nous faire concevoir une grande idée de son auteur, & pour nous donner du regret de la perte de ses autres ouvrages de critique. Le nombre n’en étoit pas médiocre. Suidas en compte jusqu’à neuf, dont il ne nous reste plus que le titre assez confus. Zénobie, après l’avoir appellé auprès d’elle pour s’instruire dans la langue greque, en fit un de ses principaux ministres, & ce rang éminent lui coûta la vie.

Il est vraissemblable que ce fut lui qui engagea la reine de Palmyre à protéger Paul de Samosate, qui avoit été condamné au concile d’Antioche ; & cette protection puissante empêchoit pour lors qu’il ne fût chassé de son église. Il n’en a pas fallu davantage à S. Athanase pour assurer que Zénobie étoit juive de religion. Mais par quelle raison une princesse payenne n’auroit-elle pas protégé un savant qu’on lui recommandoit comme malheureux & opprimé ?

Les anglois qui furent aux ruines de Palmyre en 1691, y recueillirent dès-lors plusieurs inscriptions