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la Géométrie & des sciences abstraites, qui sans cela n’auroient rien que de rebutant. C’est cette sorte de beauté qui fait naître mille plaisirs de la découverte des lois générales que toute la nature observe avec une fidélité inviolable, de la contemplation des causes secondes qui se diversifient à l’infini dans leurs effets, & qui toutes sont soumises à une unique & premiere cause.

L’on peut étendre ce principe de nos plaisirs, & sa privation, source de nos peines, sur tous les objets qui sont du ressort de l’esprit. On le trouvera partout ; & s’il est quelques exceptions, elles ne sont dans le fond qu’apparentes, & peuvent venir ou de préventions arbitraires, sur lesquelles même il ne seroit pas difficile de faire voir que le principe n’est point altéré, ou de ce que notre vûe est trop bornée sur des objets fins & délicats.

3°. Un troisieme ordre de plaisirs & de peines sont ceux qui en affectant le cœur font naître en nous tant d’inclinations ou de passions si différentes. La source en est dans le sentiment de notre perfection ou de notre imperfection, de nos vertus ou de nos vices. De toutes les beautés, il en est peu qui nous touche plus que celle de la vertu qui constitue notre perfection ; & de toutes les laideurs, il n’en est point à laquelle nous soyons ou nous devions être plus sensibles qu’à celle du vice. L’amour de nous-mêmes, cette passion si naturelle, si universelle, & qui est, on peut le dire, la base de toutes nos affections, nous fait chercher sans cesse en nous & hors de nous, des preuves de ce que nous sommes à l’égard de la perfection ; mais où les trouver ? Seroit-ce dans l’usage de nos facultés convenable à notre nature ? ou dans un usage conforme à l’intention de Créateur ? ou au but que nous nous proposons, qui est la félicité ? Réunissons ces trois différentes façons d’envisager la félicité, & nous y trouverons la regle que nous prescrit ce troisieme principe de nos plaisirs & de nos peines. C’est que notre perfection & la félicité consistent à posséder & à faire usage des facultés propres à nous procurer un solide bonheur, conforme aux intentions de notre auteur, manifestées dans la nature qu’il nous a donnée.

Dès-lors nous ne pouvons appercevoir en nous-mêmes ces facultés, & sentir que nous en faisons un usage convenable à notre nature, à leur destination & à notre but, sans éprouver une joie secrete & une satisfaction intérieure, qui est le plus agréable de tous les sentimens. Celui-là au contraire qui regardant en lui-même n’y voit qu’imperfection & qu’un abus continuel des talens dont Dieu l’a doué, a beau s’applaudir tout haut d’être parvenu par ses désordres au comble de la fortune, son ame est en secret déchirée par de cuisans remords qui lui mettent sans cesse devant les yeux sa honte, & qui lui rendent son existence haïssable. En vain pour étouffer ce sentiment douloureux, ou pour en détourner son attention, il se livre aux plaisirs des sens, il s’occupe, il se distrait, il cherche à se fuir lui-même ; il ne peut se dérober à ce juge terrible qu’il porte en lui & partout avec lui.

C’est donc encore un usage modéré de nos facultés, soit du cœur, soit de l’esprit, qui en fait la perfection ; & cet usage fait naître chez nous des sentimens agréables, d’où se produisent des inclinations & des passions convenables à notre nature.

4°. J’ai dit que l’amour de nous-mêmes nous faisoit chercher hors de nous des preuves de notre perfection : cela même nous fait découvrir une quatrieme source de plaisirs & de peines dans le bonheur & le malheur d’autrui. Seroit-ce que la perception que nous en avons quand nous en sommes les témoins, ou que nous y pensons fortement, fait une image assez semblable à son objet pour nous toucher à-peu-près comme si nous éprouvions actuellement le sen-

timent même qu’elle représente ? Ou y a-t-il quelque

opération secrete de la nature qui nous ayant tous formés d’un même sang, nous a voulu lier les uns aux autres en nous rendant sensibles aux biens & aux maux de nos semblables ? Quoi qu’il en soit, la chose est certaine ; ce sentiment peut être suspendu par l’amour-propre, ou par des intérêts particuliers, mais il se manifeste infailliblement dans toutes les occasions où rien ne l’empêche de se développer : il se trouve chez tous les hommes à la vérité en différens degrés. La dureté même part quelquefois d’un principe d’humanité ; on est dur pour le méchant ou pour ceux qu’on regarde comme tels dans le monde, dans la vûe de les rendre bons, ou pour les mettre hors d’état de nuire aux autres. Cette sensibilité n’est pas égale pour tous les hommes ; ceux qui ont gagné notre amitié & notre estime par de bons offices, par des qualités estimables, par des sentimens réciproques ; ceux qui nous sont attachés par les liens du sang, de l’habitude, d’une commune patrie, d’un même parti, d’une même profession, d’une même religion, tous ceux-là ont differens droits sur notre sentiment. Il s’étend jusqu’aux caracteres de roman ou de tragédie ; nous prenons part au bien & au mal qui leur arrive, plus encore si nous sommes convaincus que ces caracteres sont vrais. De-là les charmes de l’Histoire, qui en nous mettant sous les yeux des tableaux de l’humanité, nous touche & nous émeut à ce point précis de vivacité qui fait naître les sentimens agréables. De-là en un mot toutes les inclinations & les passions qui nous affectent si aisément par une suite de notre sensibilité pour le genre humain.

Telles sont les sources de nos sentimens variés suivant les différentes sortes d’objets qui nous plaisent par eux-mêmes & que l’on peut appeller les biens agréables ; mais il en est d’autres qui nous portent vers les biens utiles, c’est-à-dire vers des objets qui sans produire immédiatement en nous ces biens agréables, servent à nous en procurer ou à nous en assurer la jouissance. On peut les réduire sous trois chefs : le desir de la gloire, le pouvoir, les richesses. Nous avons vû déjà que tout ce qui semble nous prouver que nous avons quelque perfection, ne peut manquer de nous plaire : de-là le cas que nous faisons de l’approbation, de l’amour, de l’estime des éloges des autres : de-là les sentimens d’honneur ou de confusion : de-là l’idée que nous nous formons du pouvoir, du crédit qui flattent la vanité de l’ambitieux, & qui, ainsi que les richesses, ne sont envisagés par l’homme sage que comme un moyen de parvenir à quelque chose de mieux.

Mais il n’arrive que trop souvent que l’on desire ces biens utiles pour eux-mêmes, en confondant ainsi le moyen avec la fin. L’on veut à tout prix se faire une réputation bonne ou mauvaise ; l’on ne voit dans les honneurs rien au-delà des honneurs mêmes ; l’on desire les richesses pour les posséder & non pour en jouir. Se livrer ainsi à des passions aussi inutiles qu’elles sont dangereuses, c’est se rendre semblable à ces malheureux qui passent leur triste vie à fouiller les entrailles de la terre pour en tirer des richesses dont la jouissance est reservée à d’autres. Il faut en convenir, cet abus des biens utiles vient souvent de l’éducation, de la coutume, des habitudes, des sociétés qu’on fréquente qui sont dans l’ame d’étranges associations d’idées, d’où naissent des plaisirs & des peines, des goûts ou des aversions, des inclinations, des passions pour des objets par eux-mêmes très-indifférens. A l’imitation de ceux avec qui nous vivons, nous attachons notre bonheur à l’idée de la possession d’un bien frivole qui nous enleve par-là toute notre tranquillité ; nous le chérissons avec une passion qui étonne ceux qui ne font pas attention que la sphere de nos pensées & de nos desirs est bornée-là.