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peuple élit ses représentans dans la chambre des communes, & que la Suede compte l’ordre des paysans dans les assemblées nationales.

Autrefois en France, le peuple étoit regardé comme la partie la plus utile, la plus précieuse, & par conséquent la plus respectable de la nation. Alors on croyoit que le peuple pouvoit occuper une place dans les états-généraux ; & les parlemens du royaume ne faisoient qu’une raison de celle du peuple & de la leur. Les idées ont changé, & même la classe des hommes faits pour composer le peuple, se retrécit tous les jours davantage. Autrefois le peuple étoit l’état général de la nation, simplement opposé à celui des grands & des nobles. Il renfermoit les Laboureurs, les ouvriers, les artisans, les Négocians, les Financiers, les gens de Lettres, & les gens de Lois. Mais un homme de beaucoup d’esprit, qui a publié il y a près de vingt ans une dissertation sur la nature du peuple, pense que ce corps de la nation, se borne actuellement aux ouvriers & aux Laboureurs. Rapportons ses propres réflexions sur cette matiere, d’autant mieux qu’elles sont pleines d’images & de tableaux qui servent à prouver son système.

Les gens de Lois, dit-il, se sont tirés de la classe du peuple, en s’ennoblissant sans le secours de l’épée : les gens de Lettres, à l’exemple d’Horace, ont regardé le peuple comme profane. Il ne seroit pas honnête d’appeller peuple ceux qui cultivent les beaux Arts, ni même de laisser dans la classe du peuple cette espece d’artisans, disons mieux, d’artiste maniérés qui travaillent le luxe ; des mains qui peignent divinement une voiture, qui montent un diamant au parfait, qui ajustent une mode supérieurement, de telles mains ne ressemblent point aux mains du peuple. Gardons-nous aussi de mêler les Négocians avec le peuple, depuis qu’on peut acquérir la noblesse par le Commerce, les Financiers ont pris un vol si élevé, qu’ils se trouvent côte à côte des grands du royaume. Ils sont faufilés, confondus avec eux ; alliés avec les nobles, qu’ils pensionnent, qu’ils soutiennent, & qu’ils tirent de la misere : mais pour qu’on puisse encore mieux juger combien il seroit absurde de les confondre avec le peuple, il suffira de considérer un moment la vie des hommes de cette volée & celle du peuple.

Les Financiers sont logés sous de riches plafonds ; ils appellent l’or & la soie pour filer leurs vêtemens ; ils respirent les parfums, cherchent l’appétit dans l’art de leurs cuisiniers ; & quand le repos succede à leur oisiveté, ils s’endorment nonchalament sur le duvet. Rien n’échappe à ces hommes riches & curieux ; ni les fleurs d’Italie, ni les perroquets du Bresil, ni les toiles peintes de Masulipatan, ni les magots de la Chine, ni les porcelaines de Saxe, de Sève & du Japon. Voyez leurs palais à la ville & à la campagne, leurs habits de goût, leurs meubles élégans, leurs équipages lestes, tout cela sent-il le peuple ? Cet homme qui a su brusquer la fortune par la porte de la finance, mange noblement en un repas la nourriture de cent familles du peuple, varie sans cesse ses plaisirs, réforme un vernis, perfectionne un lustre par le secours des gens du métier, arrange une fête, & donne de nouveaux noms à ses voitures. Son fils se livre aujourd’hui à un cocher fougueux pour effrayer les passans ; demain il est cocher lui-même pour les faire rire.

Il ne reste donc dans la masse du peuple que les ouvriers & les Laboureurs. Je contemple avec intérêt leur façon d’exister ; je trouve que cet ouvrier habite ou sous le chaume, ou dans quelque réduit que nos villes lui abandonnent, parce qu’on a besoin de sa force. Il se leve avec le soleil, &, sans regarder la fortune qui rit au-dessus de lui, il prend son habit de toutes les saisons, il fouille nos mines & nos carrie-

res, il desseche nos marais, il nettoie nos rues, il bâtit

nos maisons, il fabrique nos meubles ; la faim arrive, tout lui est bon ; le jour finit, il se couche durement dans les bras de la fatigue.

Le laboureur, autre homme du peuple, est avant l’aurore tout occupé à ensemencer nos terres, à cultiver nos champs, à arroser nos jardins. Il souffre le chaud, le froid, la hauteur des grands, l’insolence des riches, le brigandage des traitans, le pillage des commis, le ravage même des bêtes fauves, qu’il n’ose écarter de ses moissons par respect pour les plaisirs des puissans. Il est sobre, juste, fidele, religieux, sans considérer ce qui lui en reviendra. Colas épouse Colette, parce qu’il l’aime ; Colette donne son lait à ses enfans, sans connoître le prix de la fraîcheur & du repos. Ils grandissent ces enfans, & Lucas ouvrant la terre devant eux, leur apprend à la cultiver. Il meurt, & leur laisse son champ à partager également ; si Lucas n’étoit pas un homme du peuple, il le laisseroit tout entier à l’aîné. Tel est le portrait des hommes qui composent ce que nous appellons peuple, & qui forment toujours la partie la plus nombreuse & la plus nécessaire de la nation.

Qui croiroit qu’on a osé avancer de nos jours cette maxime d’une politique infâme, que de tels hommes ne doivent point être à leur aise, si l’on veut qu’ils soient industrieux & obéissans : si ces prétendus politiques, ces beaux génies pleins d’humanité, voyageoient un peu, ils verroient que l’industrie n’est nulle part si active que dans les pays où le petit peuple est à son aise, & que nulle part chaque genre d’ouvrage ne reçoit plus de perfection. Ce n’est pas que des hommes engourdis sous le poids d’une misere habituelle ne pussent s’éloigner quelque tems du travail, si toutes les impositions cessoient sur le champ ; mais outre la différence sensible entre le changement du peuple & l’excès de cette supposition, ce ne seroit point à l’aisance qu’il faudroit attribuer ce moment de paresse, ce seroit à la surcharge qui l’auroit précédée. Encore ces mêmes hommes, revenus de l’emportement d’une joie inespérée, sentiroient-ils bientôt la nécessité de travailler pour subsister ; & le desir naturel d’une meilleure subsistance les rendroit fort actifs. Au contraire, on n’a jamais vû & on ne verra jamais des hommes employer toute leur force & toute leur industrie, s’ils sont accoutumés à voir les taxes engloutir le produit des nouveaux efforts qu’ils pourroient faire, & ils se borneroient au soutien d’une vie toujours abandonnée sans aucune espece de regret.

A l’égard de l’obéissance, c’est une injustice de calomnier ainsi une multitude infinie d’innocens ; car les rois n’ont point de sujets plus fideles, &, si j’ose le dire, de meilleurs amis. Il y a plus d’amour public dans cet ordre peut-être, que dans tous les autres ; non point parce qu’il est pauvre, mais parce qu’il sait très-bien, malgré son ignorance, que l’autorité & la protection du prince sont l’unique gage de sa sûreté & de son bien-être ; enfin, parce qu’avec le respect naturel des petits pour les grands, avec cet attachement particulier à notre nation pour la personne de ses rois, ils n’ont point d’autres biens à espérer. Dans aucune histoire, on ne rencontre un seul trait qui prouve que l’aisance du peuple par le travail, a nui à son obéissance.

Concluons qu’Henri IV. avoit raison de desirer que son peuple fût dans l’aisance, & d’assurer qu’il travailleroit à procurer à tout laboureur les moyens d’avoir l’oie grasse dans son pot. Faites passer beaucoup d’argent dans les mains du peuple, il en reflue nécessairement dans le trésor public une quantité proportionnée que personne ne regrettera : mais lui arracher de force l’argent que son labeur & son industrie