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Dieu ; & s’ils n’ont pû arriver à la belle idée qu’ils se formoient de la sagesse, ils ont au-moins la gloire de l’avoir conçue & d’en avoir tenté l’épreuve. Elle devint donc entre leurs mains une science pratique qui embrassoit les vérités divines & humaines, c’est-à-dire tout ce que l’entendement est capable de découvrir au sujet de la divinité, & tout ce qui peut contribuer au bonheur de la société. Dès qu’ils lui eurent donné une forme systématique, ils se mirent à l’enseigner, & l’on vit naître les écoles & les sectes ; & comme pour faire mieux recevoir leurs préceptes ils les ornoient des embellissemens de l’éloquence, celle-ci se confondit insensiblement avec la sagesse, chez les Grecs sur-tout, qui faisoient grand cas de l’art de bien dire, à cause de son influence sur les affaires d’état dans leurs républiques. Le nom de sage fut travesti en celui de sophiste ou maitre d’éloquence ; & cette révolution fit beaucoup dégénérer une science qui dans son origine s’étoit proposée des vûes bien plus nobles. On n’écouta bientôt plus les maîtres de la sagesse pour s’instruire dans des connoissances solides & utiles à notre bien-être, mais pour repaître son esprit de questions curieuses, amuser ses oreilles de périodes cadencées, & adjuger la palme au plus opiniâtre, parce qu’il demeuroit maître du champ de bataille.

Le nom de sage étoit trop beau pour de pareilles gens, ou plutôt il ne convient point à l’homme : c’est l’apanage de la divinité, source éternelle & inépuisable de la vraie sagesse. Pythagore qui s’en apperçut, substitua à cette dénomination fastueuse le titre modeste de philosophe, qui s’établit de maniere qu’il a été depuis ce tems-là le seul usité. Mais les sages raisons de ce changement n’étoufferent point l’orgueil des Philosophes, qui continuerent de vouloir passer pour les dépositaires de la vraie sagesse. Un des moyens les plus ordinaires dont ils se servirent pour se donner du relief, ce fut d’avoir une prétendue doctrine de réserve, dont ils ne faisoient part qu’à leurs disciple, affidés, tandis que la foule des auditeurs étoit repue d’instructions vagues. Les Philosophes avoient sans doute pris cette idée & cette méthode des prêtres, qui n’initioient à la connoissance de leurs mysteres qu’après de longues épreuves ; mais les secrets des uns & des autres ne valoient pas la peine qu’on se donnoit pour y avoir part.

Dans les ouvrages philosophiques de l’antiquité qui nous ont été conservés, quoiqu’il y regne bien des défauts, & sur-tout celui d’une bonne méthode, on découvre pourtant les semences de la plûpart des découvertes modernes. Les matieres qui n’avoient pas besoin du secours des observations & des instrumens, comme le sont celles de la morale, ont été poussées aussi loin que la raison pouvoit les conduire. Pour la Physique, il n’est pas surprenant que favorisée des secours que les derniers siecles ont fournis, elle surpasse aujourd’hui de beaucoup celle des anciens. On doit plutôt s’étonner que ceux-ci aient si bien deviné en bien des cas où ils ne pouvoient voir ce que nous voyons à-présent. On en doit dire autant de la Médecine & des Mathématiques ; comme ces sciences sont composées d’un nombre infini de vûes, & qu’elles dépendent beaucoup des expériences que le hasard seul fait naître, & qu’il n’amene pas à point nommé, il est évident que les Physiciens, les Medecins & Mathématiciens doivent être naturellement plus habiles que les anciens.

Le nom de Philosophie demeura toujours vague, & comprit dans sa vaste enceinte, outre la connoissance des choses divines & humaines, celle des lois, de la Médecine, & même des diverses branches de l’érudition, comme la Grammaire, la Rhétorique, la Critique, sans en excepter l’Histoire & la Poésie. Bien plus : il passa dans l’Eglise ; le Christianisme fut

appellé la philosophie sainte ; les docteurs de la religion qui en enseignoient les vérités, les ascetes qui en pratiquoient les austérités, furent qualifiés de philosophes.

Les divisions d’une science conçue dans une telle généralité, furent fort arbitraires. La plus ancienne & la plus reçue a été celle qui rapporte la Philosophie à la considération de Dieu & à celle de l’homme.

Aristote en introduisit une nouvelle ; la voici. Tria genera sunt theoreticarum scientiarum, Mathematica, Physica, Theologica. Un passage de Séneque indiquera celle de quelques autres sectes. Stoïcii vero Philosophiæ tres partes esse dixerunt, moralem, naturalem, & rationalem : prima componit animum, secunda rerum naturam scrutatur, tertia proprietatis verborum exigit & structuram & argumentationes, ne pro veris falsa subrepant. Epicurei duas partes Philosophiæ putaverunt esse, naturalem atque moralem ; rationalem removerunt. Deinde cum ipsis rebus cogerentur ambigua secernere, falsa sub specie veri latentia coarguere, ipsi quoque locum, quem de judicio & regula appellant, alio nomine rationalem induxerunt : sed eum accessionem esse naturalis partis existimant… Cyrenaïci naturalia cum rationalibus sustulerunt, & contenti fuerunt moralibus, &c. Seneca, epist. 89.

Les écoles ont adopté la division de la Philosophie en quatre parties, Logique, Métaphysique, Physique & Morale.

2°. Il est tems de passer au second point de cet article, où il s’agit de fixer le sens du nom de la Philosophie, & d’en donner une bonne definition. Philosopher, c’est donner la raison des choses, ou du moins la chercher, car tant qu’on se borne à voir & à rapporter ce qu’on voit, on n’est qu’historien. Quand on calcule & mesure les proportions des choses, leurs grandeurs, leurs valeurs, on est mathématicien ; mais celui qui s’arrête à découvrir la raison qui fait que les choses sont, & qu’elles sont plutôt ainsi que d’une autre maniere, c’est le philosophe proprement dit.

Cela posé, la définition que M. Wolf a donnée de la Philosophie, me paroit renfermer dans sa brieveté tout ce qui caractérise cette science. C’est, selon lui, la science des possibles en tant que possibles. C’est une science, car elle démontre ce qu’elle avance. C’est la science des possibles, car son but est de rendre raison de tout ce qui est & de tout ce qui peut être dans toutes les choses qui arrivent ; le contraire pourroit arriver. Je hais un tel, je pourrois l’aimer. Un corps occupe une certaine place dans l’univers, il pourroit en occuper une autre ; mais ces différens possibles ne pouvant être à-la-fois, il y a donc une raison qui détermine l’un à être plutôt que l’autre ; & c’est cette raison que le philosophe cherche & assigne.

Cette définition embrasse le présent, le passé, & l’avenir, & ce qui n’a jamais existé & n’existera jamais, comme sont toutes les idées universelles, & les abstractions. Une telle science est une véritable encyclopédie ; tout y est lié, tout en dépend. C’est ce que les anciens ont senti, lorsqu’ils ont appliqué le nom de Philosophie, comme nous l’avons vû ci-dessus, à toutes sortes de sciences & d’arts ; mais ils ne justifioient pas l’influence universelle de cette science sur toutes les autres. Elle ne sauroit être mise dans un plus grand jour que par la définition de M. Wolf. Les possibles comprennent les objets de tout ce qui peut occuper l’esprit ou l’industrie des hommes : aussi toutes les sciences, tous les arts ont-ils leur philosophie. La chose est claire : tout se fait en Jurisprudence, en Médécine, en Politique, tout se fait, ou du-moins tout doit se faire par quelque raison. Découvrir ces raisons & les assigner, c’est donc donner la Philosophie des sciences susdites ; de même l’architecte, le peintre, le sculpteur, je