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par la tranquillité du précédent. Les personnages subalternes, quelque intérêt qu’ils prennent à l’action, ne peuvent avoir les accens passionnés de leurs héros ; enfin la situation la plus pathétique ne devient touchante & terrible que par degrés ; il faut qu’elle soit préparée, & son effet dépend en grande partie de ce qui l’a précédé & amené.

Voilà donc deux momens bien distincts du drame lyrique, le moment tranquille, & le moment passionné ; & le premier soin du compositeur a dû consister à trouver deux genres de déclamation essentiellement différens & propres, l’un à rendre le discours tranquille, l’autre à exprimer le langage des passions dans toute sa force, dans toute sa variété, dans tout son désordre. Cette derniere déclamation porte le nom de l’air, aria ; la premiere a été appellée le récitatif.

Celui-ci est une déclamation notée, soutenue & conduite par une simple basse, qui se faisant entendre à chaque changement de modulation, empêche l’acteur de détonner. Lorsque les personnages raisonnent, déliberent, s’entretiennent & dialoguent ensemble, ils ne peuvent que réciter. Rien ne seroit plus faux que de les voir discuter en chantant, ou dialoguer par couplets, ensorte qu’un couplet devint la réponse de l’autre. Le récitatif est le seul instrument propre à la scene & au dialogue ; il ne doit pas être chantant. Il doit exprimer les veritables inflexions du discours par des intervalles un peu plus marqués & plus sensibles que la déclamation ordinaire ; du reste, il doit en conserver & la gravité & la rapidité, & tous les autres caracteres. Il ne doit pas être exécuté en mesure exacte ; il faut qu’il soit abandonné à l’intelligence & à la chaleur de l’acteur qui doit le hâter ou le ralentir suivant l’esprit de son rôle & de son jeu. Un récitatif qui n’auroit pas tous ces caracteres, ne pourroit jamais être employé sur la scene avec succès. Le récitatif est beau pour le peuple, lorsque le poëte a fait une belle scene, & que l’acteur l’a bien jouée ; il est beau pour l’homme de goût, lorsque le musicien a bien saisi, non-seulement le principal caractere de la déclamation, mais encore toutes les finesses qu’elle reçoit de l’âge, du sexe, des mœurs, de la condition, des intérêts de ceux qui parlent & agissent dans le drame

L’air & le chant commencent avec la passion ; dès qu’elle se montre, le musicien doit s’en emparer avec toutes les ressources de son art. Arbace explique à Mandane les motifs qui l’obligent de quitter la capitale avant le retour de l’aurore, de s’éloigner de ce qu’il a de plus cher au monde : cette tendre princesse combat les raisons de son amant ; mais lorsqu’elle en a reconnu la solidité, elle consent à son éloignement, non sans un extrème regret ; voilà le sujet de la scene & du récitatif. Mais elle ne quittera pas son amant sans lui parler de toutes les peines de l’absence, sans lui recommander les intérêts de l’amour le plus tendre, & c’est-là le moment de la passion & du chant.

Conservati fedele :
Conserve toi fidele,
Pensa ch’io resto e peno ;
Songe que je reste & que je peine ;
E qualche volta almeno
Et quelquefois du moins
Ricordati di me.
Ressouviens-toi de moi.

Il eût été faux de chanter durant l’entretien de la scene ; il n’y a point d’air propre à peser les raisons de la nécessité d’un départ ; mais quelque simple & touchant que soit l’adieu de Mandane, quelque tendresse qu’une habile actrice mît dans la maniere de déclamer ces quatre vers, ils ne seroient que froids

& insipides, si l’on se bornoit à les réciter.

C’est qu’il est évident qu’une amante pénétrée qui se trouve dans la situation de Mandane, répétera à son amant, au moment de la séparation, de vingt manieres passionnées & différentes, les mots : Conservati fedele. Ricordati di me. Elle les dira tantôt avec un attendrissement extrème, tantôt avec résignation & courage, tantôt avec l’espérance d’un meilleur sort, tantôt sans la confiance d’un heureux retour. Elle ne pourra recommander à son amant de songer quelquefois à sa solitude & à ses peines, sans être frappée elle-même de la situation où elle va se trouver dans un moment : ainsi les mots, pensa ch’io resto e peno prendront le caractere de la plainte la plus touchante à laquelle Mandane fera peut-être succéder un effort subit de fermeté, de peur de rendre à Arbace ce moment aussi douloureux qu’il l’est pour elle. Cet effort ne sera peut-être suivi que de plus de foiblesse, & une plainte d’abord peu violente finira par des sanglots & des larmes. En un mot, tout ce que la passion la plus douce & la plus tendre pourra inspirer dans cette position à une ame sensible, composera les élémens de l’air de Mandane ; mais quelle plume seroit assez éloquente pour donner une idée de tout ce que contient un air ? Quel critique seroit assez hardi pour assigner les bornes du génie ?

J’ai choisi pour exemple une passion douce, une situation intéressante, mais tranquille. Il est aisé de juger, d’après ce modele, ce que sera l’air dans des situations plus pathétiques, dans des momens tragiques & terribles.

Supposons maintenant deux amans dans une situation plus cruelle, qu’ils soient menacés d’une séparation éternelle, au moment où ils s’attendoient à un sort bien différent ; cette circonstance donneroit à l’air un caractere plus pathétique. Il ne seroit pas naturel non plus qu’également touchés l’un & l’autre, il n’y en eût qu’un qui chantât. Ainsi l’amant s’adressant à sa maîtresse désolée, lui diroit :

La destra ti thiedo,
Je te demande la main,
Mio dolce sostegno,
O mon doux soutien,
Per ultimo pegno
Pour le dernier témoignage
D’amore e di fè.
D’amour & de fidélité !

Un tel adieu prononcé avec une sorte de fermeté, par un amant vivement touché, seroit l’écueil du courage de son amante éplorée ; elle fondroit sans doute en larmes, ou frappée d’un témoignage d’amour autrefois si doux, aujourd’hui si cruel, elle s’écrieroit :

Ah, questo fu il segno
Ah, ce fut jadis le signe
Del nostro contento :
De notre bonheur :
Ma sento che adesso
Mais je sens trop qu’à présent
L’istesso non è.
Ce n’est pas la même chose.

Je n’ai pas besoin de remarquer quelle expression forte & touchante ces quatre vers assez foibles prendroient en musique. Le reste de l’air ne seroit plus que des exclamations de douleur & de tendresse. L’un s’écrieroit :

Mia vita ! Ben mio !
O ma vie ! ô mon bien !


L’autre :

Addio, sposo amato !
Adieu, époux adoré !