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Il doit se hâter vers son dénouement, en se développant de ses propres forces, sans embarras & sans intermittence. Rien n’empêchera que le poëte ne dessine fortement ses caracteres, afin que la musique puisse assigner à chaque personnage le style & le langage qui lui sont propres. Quoique tout doive être en action, ce n’est pas une suite d’actions cousues l’une après l’autre, que le compositeur demande à son poëte. L’unité d’action n’est nulle part plus indispensable que dans ce drame ; mais tous ses développemens successifs doivent se passer sous les yeux du spectateur. Chaque scene doit offrir une situation, parce qu’il n’y a que les situations qui offrent les véritables occasions de chanter. En un mot, le poëme lyrique doit être une suite de situations intéressantes tirées du fond du sujet, & terminées par une caractere mémorable.

Cette simplicité & cette rapidité nécessaires à la marche & au développement du poëme lyrique sont aussi indispensables au style du poëte. Rien ne seroit plus opposé au langage musical que ces longues tirades de nos pieces modernes, & cette abondance de paroles que l’usage & la nécessité de la rime ont introduites sur nos théâtres. Le sentiment & la passion sont précis dans le choix des termes. Ils haïssent la profusion des mots. Ils emploient toujours l’expression propre comme la plus énergique. Dans les instans passionnes, ils la répéteroient vingt fois plutôt que de chercher à la varier par de froides périphrases. Le style lyrique doit donc être énergique, naturel & facile. Il doit avoir de la grace, mais il abhorre l’élégance étudiée. Tout ce qui sentiroit la peine, la facture ou la recherche ; une épigramme, un trait d’esprit, d’ingénieux madrigaux, des sentimens alambiqués, des tournures compassées, feroient la croix & le desespoir du compositeur ; car quel chant, quelle expression donner à tout cela ?

Il y a même cette différence essentielle entre le poëte lyrique & le poëte tragique, qu’à mesure que celui-ci devient éloquent & verbeux, l’autre doit devenir précis & avare de paroles, parce que l’éloquence des momens passionnés appartient toute entiere au musicien. Rien ne seroit moins susceptible de chant que toute cette sublime & harmonieuse éloquence par laquelle la Clytemnestre de Racine cherche à soustraire sa fille au couteau fatal ; le poëte lyrique en plaçant une mere dans une situation pareille, ne pourra lui faire dire que quatre vers.

Rendimi il figlio mio....
Rends moi mon fils....
Ah, mi si spezza il cor :
Ah, mon cœur se fend :
Non son più madre, oh dio,
Je ne suis plus mere, ô Ciel !
Non ò più figlio !
Je n’ai plus de fils.

Mais avec ces quatre petits vers la musique fera en un instant plus d’effet que le divin Racine n’en pourra jamais produire avec toute la magie de la poésie. Ah, comme le compositeur saura rendre la priere de cette mere pathétique par la variété de la déclamation ! Son ton suppliant me pénetrera jusqu’au fond de l’ame. Ce ton humble augmentera cependant à proportion de l’espérance qu’elle conçoit de toucher celui dont le sort de son fils dépend. Si cette espérance s’évanouit de son cœur, un accès d’indignation & de fureur succedera à la supplique, & dans son délire, ce rendimi il figlio mio, qui étoit il n’y a qu’un moment une priere touchante, deviendra un cri forcené. Cet instant d’oubli de son état, sera réparé par plus de soumission, & rendimi il figlio mio redeviendra une priere plus humble & plus pressante. Tant d’efforts & de dangers feront enfin

tomber cette infortunée dans un état d’angoisse & de défaillance, où sa poitrine oppressée & sa voix à demi éteinte ne lui permettront plus que des sanglots, & où chaque syllabe du vers rendimi il figlio mio sera entrecoupée par des étouffemens qui m’oppresseront moi-même, & me glaceront d’effroi & de pitié. Jugeons d’après ce vers ce que le musicien saura faire de l’exclamation douloureuse : non son più madre ! avec quel art il saura varier & mêler tous ces différens cris de douleur & de desespoir ! & s’il y a un cœur assez féroce qui ne se sente déchirer, lorsqu’au comble de ses maux cette mere s’écrie : ah mi si spezza il cor. Voilà une foible exquisse des effets que la musique opere par un seul air ; elle peut défier le plus grand poëte, de quelque nation & de quelque siecle qu’il soit, de faire un morceau de poésie qui puisse soutenir cette concurrence.

Il résulte de ces observations, que le poëte, quelque talent qu’il ait d’ailleurs, ne pourra guere se flatter de réussir dans ce genre, s’il ne sait lui-même la musique ; il dépend trop d’elle à chaque pas qu’il fait pour en ignorer les élémens, le goût, & les délicatesses. Il faut qu’il distingue dans son poëme le récitatif & l’air avec autant de soin que le compositeur ; le plus beau poëme du monde où cette distinction fondamentale ne seroit point observée, seroit le moins lyrique & le moins susceptible de musique. Dans les airs le musicien est en droit d’exiger de son poëte un style facile, brisé, aisé à décomposer ; car le desordre des passions entraîne nécessairement la décomposition du discours, qu’une méchanique de vers trop pénible rendroit impraticable. Les vers alexandrins ne seroient pas même propres à la scene & au récitatif, parce que leur rythme est beaucoup trop long, & qu’il occasionne des phrases longues & arrondies que la déclamation musicale abhorre. On conçoit que des vers pleins d’harmonie & de nombre pourroient cependant être très-peu propres à la musique, & qu’il pourroit y avoir telle langue, où par un abus de mots assez étrange, on auroit appellé lyrique ce qu’il y a de moins susceptible d’être chanté.

Trois caracteres sont essentiels à la langue dans laquelle le poëme lyrique sera écrit.

Il faut qu’elle soit simple, & qu’en employant préférablement le terme propre, elle ne cesse point pour cela d’être noble & touchante.

Il faut donc qu’elle ait de la grace & qu’elle soit harmonieuse. Une langue où l’harmonie de la poésie consisteroit principalement dans l’arrondissement du vers, où le poëte ne seroit harmonieux qu’à force d’être nombreux, une telle langue ne seroit guere propre à la musique.

Il faut enfin que la langue du poëme lyrique, sans perdre de son naturel & de sa grace, se prête aux inversions que l’expression, la chaleur, & le désordre des passions rendent à tout instant indispensables.

Il y a peu de langues qui réunissent trois avantages si rares ; mais il n’y en a aucune que le poëte lyrique ne puisse parler avec succès, s’il connoit bien la nature de son drame & le génie de la musique.

Dans le cours du dernier siecle l’opéra créé en Italie fut bien-tôt imité dans les autres parties de l’Europe. Chaque nation fit chanter sa langue sur ses théâtres ; il y eut des opéra espagnols, françois, anglois, allemands. En Allemagne sur-tout, il n’y eut point de ville considérable qui n’eût son théâtre d’opéra, & le recueil des poëmes lyriques représentés sur différens théâtres, formeroit seul une petite bibliotheque ; mais le pays qui avoit vû naître ce beau & magnifique spectacle, le vit aussi se perfectionner, il y a environ cinquante ans ; toute l’Europe s’est alors tournée vers l’Italie avec l’acclamation :

Graiis musa dedit....