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trophes tragiques, rendit d’une observation indispensable. Ce prince voulut que tout le monde sortît de l’Opéra content & tranquille, & Metastasio fut obligé de raccommoder tout si bien que vers le dénouement tous les acteurs du drame fussent heureux. On pardonnoit aux méchans, les bons renonçoient à la passion qui avoit causé leur malheur ou celui des autres dans le cours du drame, ou bien d’autres obstacles disparoissoient : chaque acteur se prêtoit un peu, & tout étoit pacifié à la fin de l’Opéra.

Voilà les principes sur lesquels on fonda la poétique de l’Opéra italien. Le poëte lyrique fut traité à-peu-près comme un danseur de corde à qui on lie les piés, afin de rendre son métier plus difficile & ses tours de force plus éclatans.

Si Metastasio, malgré ses entraves, a pu conserver encore à ses pieces du naturel & de la vérité, on en est justement surpris ; mais l’ensemble du poëme lyrique a dû nécessairement se ressentir de ces lois bisarres & absurdes ; la force des mœurs a dû disparoître avec celle de l’intrigue ; le second couple d’amoureux a dû entraîner cet amour épisodique qui dépare presque tous les Opéra d’Italie. De cette maniere, le poëme lyrique est devenu un problème où il s’agissoit de couper toutes les pieces sur le même patron, de traiter tous les sujets historiques & tragiques à-peu-près avec les mêmes personnages.

L’Opéra-comédie ou bouffon n’a pas été sujet, à la vérité, à toutes ces entraves ; mais il n’a été traité en revanche que par des farceurs ou des poëtes médiocres, qui ont tout sacrifié à la saillie du moment. Ces pieces sont ordinairement pleines de situations comiques, parce que la nécessité de placer l’air produit la nécessité de créer la situation ; mais pourvu qu’elle fût originale & plaisante, on pardonnoit au poëte l’extravagance du plan & de l’ensemble, & les moyens pitoyables dont il se servoit pour amener les situations.

Ce qu’il faut avouer à la gloire du poëte & du compositeur, c’est qu’ils ne se sont jamais trompés un instant sur leur vocation ni sur la destination de leur art ; & si l’Opéra italien est rempli de défauts qui en affoiblissent l’impression & l’effet, heureusement il n’y en a aucun qu’on ne puisse retrancher sans toucher au fond & à l’essence du poëme lyrique.

De quelques accessoires du poëme lyrique. Nous avons dit ce qu’il faut penser des couplets, des duo, & de la maniere dont on peut faire chanter deux ou plusieurs acteurs ensemble sans blesser le bon sens & la vraissemblance ; il nous reste à parler des chœurs, qui sont très-fréquens dans les Opéra françois, & très-rares dans les Opéra italiens. Celui-ci est ordinairement terminé par un couplet que tous les acteurs réunis chantent en chœur, & qui ne tenant point au sujet, disparoîtra dès qu’il sera permis au poëte de dénouer sa piece comme le sujet l’exige. Il n’y a pas moyen de coudre un couplet au chœur après l’Opéra de Didon abandonnée. Dans l’Opéra françois chaque acte a son divertissement, & chaque divertissement consiste en danses & en chœurs chantans ; & les partisans de ce spectacle ont toujours compté les chœurs parmi ses principaux avantages.

Pour juger quel cas il en faut faire, on n’a qu’à se souvenir de ce qui a été dit plus haut au sujet du couplet, que le bon goût n’a jamais permis de regarder comme une partie de la musique théâtrale. S’il est contre le bon sens qu’un acteur réponde à l’autre par une chanson, avec quelle vraissemblance une assemblée entiere ou tout un peuple pourra-t-il manifester son sentiment, en chantant ensemble & en chœur le même couplet, les mêmes paroles, le même air ? Il faudra donc supposer qu’ils se sont concertés d’avance, & qu’ils sont convenus entr’eux de l’air & des paroles, par lesquels ils exprimeroient

leur sentiment sur ce qui fait le sujet de la scene, & ce qu’ils ne pouvoient savoir auparavant ? Que dans une cérémonie religieuse le peuple assemblé chante une hymne à l’honneur de quelque divinité, je le conçois ; mais ce couplet est un cantique sacré que tout le peuple sait de tout tems par cœur ; & dans ces occasions les chœurs peuvent être augustes & beaux. Tout un peuple témoin d’une scene intéressante, peut pousser un cri de joie, de douleur, d’admiration, d’indignation, de frayeur, &c. Ce chœur qui ne sera qu’une exclamation de quelques mots, & plus souvent qu’un cri inarticulé, pourra être du plus grand effet. Voilà à-peu-près l’emploi des chœurs dans la tragédie ancienne ; mais que ces chœurs sont différens de ces froids & bruyans couplets que débitent les choristes de l’Opéra françois sans action, les bras croisés, & avec un effort de poumons à étourdir l’oreille la plus aguerrie !

Le bon goût proscrira donc les chœurs du poëme lyrique, jusqu’à ce que l’Opéra se soit assez rapproché de la nature pour exécuter les grands tableaux & les grands mouvemens avec la vérité qu’ils exigent. A ce beau moment pour les Arts, qu’on m’amene l’homme de génie qui sait le langage des passions & la science de l’harmonie, & je serai son poëte, & je lui donnerai les paroles d’un chœur que personne ne pourra entendre sans frissonner. Supposons un peuple opprimé, avili sous le regne d’un odieux tyran. Supposons que ce tyran soit massacré, ou qu’il meure dans son lit (car qu’importe après tout le sort d’un méchant ?), & que le peuple ivre de la joie la plus effrénée de s’en voir délivré, s’assemble pour lui proclamer un successeur. Pour que mon sujet devienne historique, j’appellerai le tyran Commode, & son successeur à l’empire, Pertinax ; & voici le chœur que je propose au musicien de faire chanter au peuple romain.

« Que l’on arrache les honneurs à l’ennemi de la patrie.... l’ennemi de la patrie ! le parricide ! le gladiateur !.. Qu’on arrache les honneurs au parricide.... qu’on traîne le parricide.... qu’on le jette à la voirie.... qu’il soit déchiré.... l’ennemi des dieux ! le parricide du sénat !… à la voirie, le gladiateur !… l’ennemi des dieux ! l’ennemi du sénat ! à la voirie, à la voirie !… Il a massacré le sénat, à la voirie !… Il a massacré le sénat, qu’il soit déchiré à coups de crocs !… Il a massacré l’innocent : qu’on le déchire.... qu’on le déchire, qu’on le déchire.... Il n’a pas épargné son propre sang ; qu’on le déchire.... Il avoit médité ta mort ; qu’on le déchire.... Tu as tremblé pour nous, tu as tremblé avec nous ; tu as partagé nos dangers.... O Jupiter, si tu veux notre bonheur, conserve nous Pertinax !… Gloire à la fidélité des prétoriens !… aux armées romaines !… à la piété du sénat !… Pertinax, nous te le demandons, que le parricide soit traîné.... qu’il soit traîné, nous te le demandons.... Dis avec nous, que les délateurs soient exposés aux lions.... Dis, aux lions le gladiateur… Victoire à jamais au peuple romain !… liberté ! victoire !… Honneur à la fidélité des soldats !… aux cohortes prétoriennes !… Que les statues du tyran soient abattues !… partout, partout !… Qu’on abatte le parricide, le gladiateur !… Qu’on traîne l’assassin des citoyens.... qu’on brise ses statues.... Tu vis, tu vis, tu nous commandes, & nous sommes heureux.... ah oui, oui, nous le sommes.... nous le sommes vraiment, dignement, librement.... nous ne craignons plus. Tremblez, délateurs !… notre salut le veut.... Hors du sénat, les délateurs !.. à la hache, aux verges, les délateurs !.. aux lions, les délateurs !.. aux verges, les délateurs !.. Périsse la mémoire du parricide, du gladiateur !… périssent les statues