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simple. Ils n’ont point de délicatesse, par ce que les femmes ne sont point admises dans la société. Ils n’ont ni ordre ni méthode, parce que chacun s’abandonne à son imagination dans la solitude où ils passent une partie de leur vie, & que l’imagination par elle-même est déréglée. Ils n’ont jamais connu la véritable éloquence, telle que celle de Démosthene & de Cicéron. Qui auroit-on eu à persuader en Orient ? des esclaves. Cependant ils ont de beaux éclats de lumiere : ils peignent avec la parole ; & quoique les figures soient souvent gigantesques & incohérentes, on y trouve du sublime. M. de Voltaire ajoute pour le prouver une traduction qu’il a faite en vers blancs d’un passage du célebre Sadi : c’est une peinture de la grandeur de Dieu ; lieu commun à la vérité, mais qui fait connoître le génie de la Perse.

Il sait distinctement ce qui ne fut jamais.
De ce qu’on n’entend point son oreille est remplie.
Prince, il n’a pas besoin qu’on le serve à genoux.
Juge, il n’a pas besoin que sa loi soit écrite.
De l’éternel burin de sa prévision,
Il a tracé nos traits dans le sein de nos meres.
De l’aurore au couchant il porte le soleil ;
Il seme de rubis les masses des montagnes ;
Il prend deux gouttes d’eau : de l’une il fait un homme ;
De l’autre il arrondit la perle au fond des mers.
L’être au son de sa voix fut tiré du néant.
Qu’il parle, & dans l’instant l’univers va rentrer
Dans les immensités de l’espace & du vuide.
Qu’il parle, & l’univers repasse en un clin-d’œil
Des abimes du rien dans les plaines de l’être.

Voltaire, Essai sur l’Histoire. (D. J.)

Poésie pastorale, voyez Pastorale Poésie.

Poésie provençale, (Poésie.) la poésie provençale est le langage roman, & mérite un article à part.

Lorsque la langue latine fut négligée, les troubadours, les chanterres, les conteurs, & les jongleurs de Provence, & enfin ceux de ce pays qui exerçoient ce qu’on y appelloit la science gaye, commencerent dès le tems de Hugues Capet à romaniser, & à courir la France, débitant leurs romans & leurs fabliaux, composés en langage roman : car alors les Provençaux avoient plus d’usage des Lettres & de la Poésie, que tout le reste des François.

Ce langage roman étoit celui que les Romains introduisirent dans les Gaules, après les avoir conquises, & qui s’étant corrompu avec le tems par le mélange du langage gaulois qui l’avoit précédé, & du franc ou tudesque qui l’avoit suivi, n’étoit ni latin, ni gaulois, ni franc, mais quelque chose de mixte, où le romain pourtant tenoit le dessus, & qui pour cela s’appelloit toujours roman, pour le distinguer du langage particulier & naturel de chaque pays ; soit le franc, soit le gaulois ou celtique, soit l’aquitanique, soit le belgique ; car César écrit que ces trois langues étoient différentes entre elles ; ce que Strabon explique d’une différence, qui n’étoit que comme entre diverses dialectes d’une même langue.

Les Espagnols se servent du mot de roman, au même sens que nous ; & ils appellent leur langue ordinaire romance. Le roman étant donc plus universellement entendu, les conteurs de Provence s’en servirent pour écrire leurs contes, qui de-là furent appellés romans. Les trouverres allant ainsi par le monde, étoient bien payés de leurs peines, & bien traités des seigneurs qu’ils visitoient, dont quelques-uns étoient si ravis du plaisir de les entendre, qu’ils se dépouilloient quelquefois de leurs robes pour les en revêtir.

Les Provençaux ne furent pas les seuls qui se plurent à cet agréable exercice ; presque toutes les pro-

vinces de France eurent leurs romanciers, jusqu’à la

Picardie, où l’on composoit des servantois, pieces amoureuses, & quelquefois satyriques. M. Huet observe, qu’il est assez croyable que les Italiens furent portés à la composition des romans, par l’exemple des Provençaux, lorsque les papes tinrent leur siege à Avignon ; & même par l’exemple des autres françois, lorsque les Normands, & ensuite Charles, comte d’Anjou, frere de S. Louis, prince vertueux, & poëte lui-même, firent la guerre en Italie : car les Normands se mêloient aussi de la science gaye.

Les poëtes provençaux s’appelloient troubadours, ou trouverres, & furent en France les princes de la romancerie, des la fin du dixieme siecle. Leur métier plut à tant de gens, que toutes les provinces de France eurent leurs trouverres. Elles produisirent dans l’onzieme siecle & dans les suivans, une grande multitude de romans en prose & en vers, & le président Fauchet, parle de cent vingt-sept poëtes, qui ont vécu avant l’an 1300.

M. Rymer, dans sa short view of tragedy, dit que les auteurs italiens, comme Bembo, Speron Sperone, & autres, avouent que la meilleure partie de leur langue & de leur poésie, vient de Provence ; & il en est de même de l’espagnol & de la plupart des autres langues modernes. Il est certain que Pétrarque, un des principaux & des grands auteurs italiens, seroit moins riche, si les poëtes provençaux revendiquoient tout ce qu’il a emprunté d’eux. En un mot, toute notre poésie moderne vient des Provençaux : jamais on ne vit un goût si général parmi les grands & le peuple pour la Poésie, que dans ce tems-là pour la poesie provençale ; ce qui fait dire à Philippe Mouskes, un de leurs romanciers, que Charlemagne avoit fait une donation de la Provence aux Poëtes, pour leur servir de patrimoine.

M. Rymer ajoute, qu’il insiste particulierement sur cet article, pour prévenir l’impression que les moines de ce tems-là pourroient faire sur les lecteurs, & sur-tout Roger Hoveden, qui nous apprend que le roi Richard I. qui avoit avec Geoffroy son frere demeuré dans plusieurs cours de Provence & aux environs, & avoit goûté la langue & la poésie provençale, achetoit des vers flateurs à sa louange, pour se faire un nom, & faisoit venir à force d’argent, des chanteurs & des jongleurs de France, pour le chanter dans les rues, & l’on disoit par-tout qu’il n’avoit pas son pareil.

Il est faux que ces chanteurs & ces jongleurs vinssent de France : les provinces dont ils venoient, étoient fiefs de l’empire. Frédéric I. avoit donné à Raimond Berenger, les comtés de Provence, de Forcalquier, & autres lieux voisins, à titre de fief. Raimond, comte de Toulouse, étoit le grand patron de ces poëtes, & en même tems le protecteur des Albigeois, qui alarmerent si fort Rome, & qui couterent tant de croisades pour les extirper. Guillaume d’Agoult, Albert de Sisteron, Rambaud d’Orange, (nom que le duc de Savoie a fait revivre) étoient des poëtes distingués. Tous les princes ligués en faveur des Albigeois contre la France & le pape, encourageoient & protégeoient ces poëtes. Or il est aisé par cet exposé, de juger de la raison qui irritoit si fort les moines contre les chanteurs & jongleurs, & qui leur faisoit voir avec chagrin, qu’ils eussent une si grande familiarité avec le roi.

Le même critique observe ensuite, que de toutes les langues modernes, la provençale est la premiere qui ait été propre pour la Musique, & pour la douceur de la rime ; & qu’ayant passé par la Savoie au Montferrat, elle donna occasion aux Italiens de polir leur langue, & d’imiter la poésie provençale. Les conquêtes des Anglois de ce côté-là, & leurs alliances avec ceux de ces pays, leur procurerent plutôt en-