Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 13.djvu/514

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& non negligere humana fremunt, & superbiæ crudelitatique pænas & si feras, non leves tamen venire pænas. Les Indiens, les Celtes, les Egyptiens, les Ethiopiens, les Chaldéens, en un mot, presque tous les peuples qui croyoient qu’il y avoit un Dieu, croyoient en même tems qu’il avoit soin des choses humaines : tant est forte & naturelle la conviction d’une Providence, dès-là qu’on admet un Être suprème. L’évidence de ce dogme ne sauroit être obscurcie par les difficultés qu’on y oppose en foule ; les seules lumieres de la raison suffisent pour nous faire comprendre, que le Créateur de ce chef-d’œuvre qu’on ne peut assez admirer, n’a pu l’abandonner au hasard. Comment s’imaginer que le meilleur des peres néglige le soin de ses enfans ? Pourquoi les auroit-il formés, s’ils lui étoient indifférens ? Quel est l’ouvrier qui abandonne le soin de son ouvrage ? Dieu peut-il avoir créé des sujets en état de connoître leur Créateur & de suivre des lois, sans leur en avoir donné ? Les lois ne supposent-elles pas la punition des coupables ? Comment punir, sans connoître ce qui se passe ? Tout ce qui est dans Dieu, tout ce qui est dans l’homme, tout ce qui est dans le monde, nous conduit à une Providence. Dès qu’on supprime cette vérité, la religion s’anéantit ; l’idée de Dieu s’efface, & on est tenté de croire, que n’y ayant plus qu’un pas à faire pour tomber dans l’athéisme, ceux qui nient la Providence peuvent être placés au rang des athées. Mais, pour rendre ceci plus frappant & plus sensible, faisons un parallele entre le Dieu de la religion, & le dieu de l’irreligion ; entre le Dieu de providence, & le dieu d’Epicure ; entre le Dieu des Chrétiens, & le dieu de certains déistes. Dans le système de l’irréligion, je vois un dieu dédaigneux & superbe, qui néglige, qui oublie l’homme après l’avoir fait, qui le dégage de toute dépendance, de peur de s’abaisser jusqu’à veiller sur lui ; qui l’abandonne par mépris à tous les égaremens de son orgueil, & à tous les excès de la passion, sans y prendre le moindre intérêt ; un dieu qui voit d’un œil égal & le vice triomphant, & la vertu violée, qui ne demande d’être aimé ni même d’être connu de sa créature, quoiqu’il ait mis en elle une intelligence capable de le connoître, & un cœur capable de l’aimer. Dans le système de la Providence, je vois au contraire un Dieu sage, dont l’immuable volonté est un immuable attachement à l’ordre, un Dieu bon, dont l’amour paternel se plaît à cultiver dans le cœur de sa créature, les semences de vertu qu’il y a mises ; un Dieu juste qui récompense sans mesure, qui corrige sans hauteur, qui punit avec regle & proportionne les châtimens aux fautes ; un Dieu qui veut être connu, qui couronne en nous ses propres dons, l’hommage qu’il nous fait rendre à ses perfections infinies, & l’amour qu’il nous inspire pour elles. C’est au déiste situé entre ces deux tableaux, à se déterminer pour celui qui lui paroît plus conforme à sa raison.

Si nous pouvions méconnoître la Providence dans le spectacle de ce vaste univers, nous la retrouverions en nous. Sans chercher des raisons qui nous fuient, ouvrons l’oreille à la voie intérieure qui cherche à nous instruire. Nous sommes l’abrégé de l’univers, & en même tems nous sommes l’image du Créateur. Si nous ne pouvons contempler ce grand original, contentons-nous de le contempler dans son image. Nous ne pouvons jamais mieux le trouver que dans les portraits où il a voulu se peindre lui-même. Si je me replie sur moi-même, je sens en moi un principe qui pense, qui juge, qui veut ; je trouve de plus que je suis un corps organisé, capable d’une infinité de mouvemens variés, dont les uns ne dépendent point du tout de moi, les autres en dépendent en partie, & les autres me sont entierement soumis. Ceux qui ne dépendent point de moi, sont

par exemple, la circulation du sang & celle des humeurs, d’où procede la nutrition & la formation des esprits animaux. Ce mouvement ne peut être interrompu par un acte de ma volonté, & je ne puis subsister, si quelque cause étrangere en interrompt le cours. J’en trouve d’autres chez moi aussi indépendans de ma volonté que la circulation du sang ; mais que je puis suspendre pour un moment, sans bouleverser toute la machine. Tel est entre autres celui de la respiration, que je puis arrêter quand il me plaît, mais non pas pour long-tems, par un simple acte de ma volonté, sans le secours de quelques moyens antérieurs. Enfin, il y a en moi certains fluides errans dans tous les divers canaux, dont mon corps est rempli, mais dont je puis déterminer le cours par un acte de ma volonté. Sans cet acte, ces fluides que j’appellerai les esprits animaux, coulent par leur activité naturelle indifféremment dans tous les vuides & dans tous les canaux qu’ils rencontrent ouverts, sans affecter un lieu particulier plutôt qu’un autre, semblables à des serviteurs qui se promenent négligemment en attendant l’ordre de leur maître ; mais selon mes desirs ils se transportent dans les canaux particuliers, à proportion du besoin plus ou moins grand, dont je suis le juge. Je vois dans ce que je viens de trouver chez moi, une image naïve de tout cet univers. Nous y distinguons des mouvemens réglés & invariables, d’où dépendent tous les autres, & qui sont à l’univers comme la circulation du sang dans le corps humain, mouvement que Dieu n’arrête jamais, non plus que l’homme n’arrête celui de son sang ; avec cette différence, que c’est en nous un effet de notre impuissance, & en Dieu celui de son immutabilité. Nous comparerons donc les mouvemens généraux de nos corps qui ne dépendent point de nous, aux lois générales & immuables que Dieu a établies dans la matiere. Mais comme nous trouvons en nous de certains mouvemens, quoiqu’indépendans de nous, dont nous pouvons pourtant suspendre le cours pour quelques momens, comme celui de la respiration ; aussi conçois-je dans cet univers des mouvemens très-réglés, qui procedent des mouvemens généraux, que Dieu peut suspendre quelque tems, sans porter préjudice à ce bel ordre, mais dont il changeroit l’économie, si cette suspension duroit trop long-tems. Tel est celui du soleil & de la lune, que Dieu arrêta pour donner le tems à Josué de remporter une entiere victoire sur les ennemis de son peuple. Enfin, je trouve dans la nature aussi-bien que chez moi une quantité immense de fluides de plusieurs especes, répandus dans tous les pores & les interstices des corps, ayant du mouvement en eux-mêmes, mais un mouvement qui n’est pas entierement déterminé de tel ou tel côté par les lois générales, qui sont en partie comme vagues & indéterminées. Ce sont ces fluides qui sont à la nature ce que sont les esprits animaux au corps humain, esprits nécessaires à tous les mouvemens principaux & indépendans de nous, mais soumis outre cela à exécuter nos ordres par ces principes que je viens de poser.

Il est maintenant aisé de comprendre comment Dieu a pû établir des lois fixes & inviolables du mouvement, & gouverner pourtant le monde par sa Providence. Quoi ! j’aurai le pouvoir de remuer un bras ou de ne pas le remuer, de me transporter dans un certain lieu ou de ne pas le faire, d’aider un ami ou de ne le pas aider ; & Dieu qui a disposé toutes choses avec une sagesse & une puissance infinies, & de qui je tiens ce pouvoir, se sera lui-même privé d’agir par des volontés particulieres ? Je puis aider mes enfans, les punir, les corriger, leur procurer du plaisir, ou les priver de certaines choses selon ma prudence ; je puis par ma prévoyance prévenir les