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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 13.djvu/718

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dinaire, dont on tient la lame à deux mains ; l’ouvrier entame l’écorce à la plus haute hauteur où il peut atteindre ; & pesant dessus, il le conduit le plus bas qu’il peut. Il ne paroît pas que les arbres qu’on a trouvés aux environs du lieu où étoient les premiers, dussent avoir moins de vertu que les anciens, la situation & le terroir étant les mêmes ; la différence si elle n’est pas accidentelle, peut venir seulement du différent âge des arbres. La grande consommation qui en a été faite est cause qu’on n’en trouve presque plus aujourd’hui que de jeunes, qui ne sont guere plus gros que le bras, ni plus hauts que de douze à quinze piés : ceux qu’on coupe jeunes repoussent du pié.

On préferoit anciennement à Loxa les plus grosses écorces, qu’on mettoit à-part avec soin, comme les plus précieuses ; aujourd’hui on demande les plus fines. On pourroit penser que les marchands y trouvent leur compte, en ce que les plus fines se compriment mieux, & occupent moins de volume dans les sacs & coffres de cuir, où on les entasse à-demi broyées. Mais la préférence qu’on donne aux écorces les plus fines, est avec connoissance de cause, & en conséquence des analyses chimiques, & des expériences qui ont été faites en Angleterre sur l’une & l’autre écorce. Il est fort vraissemblable que la difficulté de sécher parfaitement les grosses écorces, & l’impression de l’humidité qu’elles contractent aisément & conservent long-tems, a contribué à les décréditer. Le préjugé ordinaire est que pour ne rien perdre de sa vertu, l’arbre doit être dépouillé dans le decours de la lune & du côté du levant ; & on n’obmit pas en 1735, de prendre acte pardevant notaires de ces circonstances, aussi bien que de ce qui avoit été recueilli sur la montagne de Cajanuma, quand le dernier vice-roi du Pérou, le marquis de Castel-Fuerte, fit venir une provision de quinquina de Loxa, pour porter en Espagne à son retour.

L’usage du quinquina étoit connu des Américains avant qu’il le fût des Espagnols ; & suivant la lettre manuscrite d’Antoine Bolli, marchand génois qui avoit commercé sur le lieu, cité par Sébastien Badus, les naturels du pays ont long-tems caché ce spécifique aux Espagnols, ce qui est très-croyable, vû l’antipathie qu’ils ont encore aujourd’hui pour leurs conquérans. Quant à leur maniere d’en faire usage, on dit qu’ils faisoient infuser dans l’eau pendant un jour, l’écorce broyée, & donnoient la liqueur à boire au malade sans le marc.

Les vertus de l’écorce du quinquina, quoique parvenues à la connoissance des Espagnols de Loxa, & reconnues dans tout ce canton, furent long-tems ignorées du reste du monde, & l’efficacité de ce remede n’acquit quelque célébrité qu’en 1638, à l’occasion d’une fievre tierce opiniâtre dont la comtesse de Chinchon, vice-reine du Pérou, ne pouvoit guérir depuis plusieurs mois ; & quoique ce trait d’histoire soit assez connu, je le rappellerai cependant ici avec quelques circonstances nouvelles.

Le corrégidor de Loxa, créature du comte de Chinchon, informé de l’opiniâtreté de la fievre de la vice-reine, envoya au vice-roi son patron, de l’écorce de quinquina, en l’assurant par écrit qu’il répondoit de la guérison de la comtesse, si on lui donnoit ce fébrifuge ; le corrégidor fut aussi-tôt appellé à Lima, pour régler la dose, & la préparation ; & après quelques expériences faites avec succès sur d’autres malades, la vice-reine prit le remede, & guérit. Aussi-tôt elle fit venir de Loxa une quantité de la même écorce, qu’elle distribuoit à tous ceux qui en avoient besoin ; & ce remede commença à devenir fameux sous le nom de poudre de la comtesse. Enfin elle remit ce qui lui restoit de quinquina aux peres Jésuites, qui continuerent à le débiter gratis, & il

prit alors le nom de poudre des Jésuites, qu’il a longtems porté en Amérique & en Europe.

Peu de tems après, les Jésuites en envoyerent par l’occasion du procureur général de la province du Pérou qui passoit à Rome, une quantité au cardinal de Lugo de leur société, au palais duquel ils le distribuerent d’abord, & ensuite à l’apothicairerie du college romain, avec le même succès qu’à Lima, & sous le même nom, ou sous celui de poudre du cardinal, gratis aux pauvres, & au poids de l’argent aux autres pour payer les frais du transport, ce qui continuoit encore à la fin de l’autre siecle. On ajoute que ce même procureur de la société, passant par la France pour se rendre à Rome, guérit de la fievre, avec le quinquina, le feu roi Louis XIV. alors dauphin.

En 1640, le comte & la comtesse de Chinchon étant retournés en Espagne, leur médecin, le docteur Jean de Vega, qui les y avoit suivis, & qui avoit apporté une provision de quinquina, le vendoit à Séville à cent écus la livre ; il continua d’avoir le même débit & la même réputation, jusqu’à ce que les arbres de quinquina non dépouillés, étant demeurés rares, quelques habitans de Loxa poussés par l’avidité du gain, & n’ayant pas de quoi fournir les quantités qu’on demandoit d’Europe, mêlerent différentes écorces dans les envois qu’ils firent aux foires de Panama ; ce qui ayant été reconnu, le quinquina de Loxa tomba dans un tel discrédit, qu’on ne vouloit pas donner une demi-piastre de la livre, dont on donnoit auparavant 4 & 6 piastres à Panama, & 12 à Séville.

En 1690 plusieurs milliers de cette écorce resterent à Pivra & sur la plage de Payta, port le plus voisin de Loxa, sans que personne voulût les embarquer ; c’est ce qui a commencé la ruine de Loxa, ce lieu étant aujourd’hui aussi pauvre qu’il a été autrefois opulent dans le tems que son commerce florissoit.

Entre les diverses écorces qu’on a souvent mêlées avec celles du quinquina, & qu’on y mêle encore quelquefois pour en augmenter le poids & le volume, une des principales est celle d’alizier qui a le goût plus styptique, & la couleur plus rouge en-dedans & plus blanche en dehors ; mais celle qui est le plus propre à tromper, est une écorce appellée cacharilla, d’un arbre commun dans le pays, qui n’a d’autre ressemblance avec le quinquina que par son écorce ; on le distingue cependant, & les connoisseurs ne s’y laissent pas tromper. Il y a tout lieu de croire que cette écorce de la cacharilla est celle que nous connoissons sous le nom de chacril. Depuis quelques années, pour prévenir cette fraude, on a la précaution qu’on négligeoit autrefois, de visiter chaque ballot en particulier, & à Payta où s’embarque pour Panama la plus grande partie du quinquina qui passe en Europe, aucun ballot, s’il ne vient d’une main bien sûre, ne se met à bord sans être visité.

Il faut avouer néanmoins que malgré cette précaution, les acheteurs, qui la plûpart ne s’y connoissent pas, & qui jamais ou presque jamais ne vont à Loxa faire leurs emplettes, sont dans la nécessité de s’en rapporter à la bonne foi des vendeurs de Payta, ou de Guayaquil, qui souvent ne le tiennent pas de la premiere main, & ne s’y connoissent pas mieux. De sages réglemens pour assurer la bonne foi d’un commerce utile à la santé, ne seroient pas un objet indigne de l’attention de sa majesté catholique.

On trouve tous les jours sur la montagne de Cajanuma près de Loxa, & aux environs dans la même chaîne de montagnes, de nouveaux arbres de quinquina ; tels sont ceux d’Ayavaca, distante de Loxa d’environ 30 lieues vers le sud-ouest ; ce quinquina est en bonne réputation ; aussi ceux qui s’appliquent à ce commerce, & qui découvrent quelque nouveau canton où ces arbres abondent, sont fort soigneux de ne le pas publier.