Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 14.djvu/701

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour l’être en pareil cas ; & ce qu’il dit de Lucilius est d’autant plus vraissemblable, que ce poëte vivoit dans le tems même où les lettres ne faisoient que de naître en Italie. La facilité prodigieuse qu’il avoit n’étant point reglée, devoit nécessairement le jetter dans le défaut qu’Horace lui reproche. Ce n’étoit que du génie tout pur & un gros feu plein de fumée.

Horace profita de l’avantage qu’il avoit d’être né dans le plus beau siecle des lettres latines. Il montra la satyre avec toutes les graces qu’elle pouvoit recevoir, & ne l’assaisonna qu’autant qu’il le falloit pour plaire aux gens délicats, & rendre méprisables les méchans & les sots.

Sa satyre ne présente guere que les sentimens d’un philosophe poli, qui voit avec peine les travers des hommes, & qui quelquefois s’en divertit : elle n’offre le plus souvent que des portraits généraux de la vie humaine ; & si de tems en tems elle donne des détails particuliers, c’est moins pour offenser qui que ce soit, que pour égayer la matiere & mettre la morale en action. Les noms sont presque toujours feints : s’il y en a de vrais, ce ne sont jamais que des noms décriés & de gens qui n’avoient plus de droit à leur réputation. En un mot, le génie qui animoit Horace n’étoit ni méchant, ni misantrope, mais ami délicat du vrai, du bon, prenant les hommes tels qu’ils étoient, & les croyant plus souvent dignes de compassion ou de risée que de haine.

Le titre qu’il avoit donné à ses satyres & à ses épîtres marque assez ce caractere. Il les avoit nommés sermones, discours, entretiens, réflexions faites avec des amis sur la vie & les caracteres des hommes. Il y a même plusieurs savans qui ont rétabli ce titre comme plus conforme à l’esprit du poëte & à la maniere dont il présente les sujets qu’il traite. Son style est simple, léger, vif, toujours modéré & paisible ; & s’il corrige un sot, un faquin, un avare, à peine le trait peut-il déplaire à celui même qui en est frappé.

Je suis bien éloigné de mettre la poésie de son style & la versification de ses satyres au niveau de celles de Virgile, mais du-moins on y sent par-tout l’aisance & la délicatesse d’un homme de cour, qui est le maître de sa matiere, & qui la réduit au point qu’il juge à propos, sans lui ôter rien de sa dignité. Il dit les plus belles choses, comme les autres disent les plus communes, & n’a de négligence que ce qu’il en faut pour avoir plus de graces.

Perse (Aulus Persius Flaccus) vint après Horace, il naquit à Volaterre, ville d’Etrurie, d’une maison noble & alliée aux plus grands de Rome. Il étoit d’un caractere assez doux, & d’une tendresse pour ses parens qu’on citoit pour exemple. Il mourut âgé de 30 ans, la 8e année du regne de Néron. Il y a dans les satyres qu’il nous a laissées des sentimens nobles ; son style est chaud, mais obscurci par des allégories souvent recherchées, par des ellipses fréquentes, par des métaphores trop hardies.

Perse en ses vers obscurs, mais serrés & pressans,
Affecta d’enfermer moins de mots que de sens.

Quoiqu’il ait tâché d’être l’imitateur d’Horace, cependant il a une seve toute différente. Il est plus fort, plus vif ; mais il a moins de graces. Il est même un peu triste : & soit la vigueur de son caractere, soit le zele qu’il a pour la vertu, il semble qu’il entre dans sa philosophie un peu d’aigreur & d’animosité contre ceux qu’il attaque.

Juvénal (Decimus Junius Juvenalis) natif d’Aquino, au royaume de Naples, vivoit à Rome sur la fin du regne de Domitien, & même sous Nerva & sous Trajan. Ce poëte

Elevé dans les cris de l’école,
Poussa jusqu’à l’excès sa mordante hyperbole.

Ses ouvrages tous pleins d’affreuses vérités
Etincellent pourtant de sublimes beautés :
Soit que sur un écrit arrivé de Caprée,
Il brise de Séjan la statue adorée,
Soit qu’il fasse au conseil courir les sénateurs,
D’un tyran soupçonneux pâles adulateurs…
Ses écrits pleins de feu par-tout brillent aux yeux.

Perse a peut-être plus de vigueur qu’Horace ; mais en comparaison de Juvénal, il est presque froid. Celui-ci est brûlant : l’hyperbole est sa figure favorite. Il avoit une force de génie extraordinaire, & une bile qui seule auroit presque suffi pour le rendre poëte. Il passa la premiere partie de sa vie à écrire des déclamations. Flatté par le succès de quelques vers qu’il avoit faits contre un certain Paris, pantomime, il crut reconnoître qu’il étoit appellé au genre satyrique. Il s’y livra tout entier, & en remplit les fonctions avec tant de zele, qu’il obtint à la fin un emploi militaire, qui, sous apparence de grace, l’exila au fond de l’Egypte. Ce fut-là qu’il eut le tems de s’ennuyer & de déclamer contre les torts de la fortune, & contre l’abus que les grands faisoient de leur puissance. Selon Jules Scaliger, il est le prince des poëtes satyriques : ses vers valent beaucoup mieux que ceux d’Horace ; apparemment parce qu’ils sont plus forts : ardet, inflat, jugulat.

Ce qui a déterminé Juvénal à embrasser le genre satyrique, n’est pas seulement le nombre des mauvais poëtes ; raison pourtant qui pouvoit suffire. « Il a pris les armes à cause de l’excès où sont portés tous les vices. Le désordre est affreux dans toutes les conditions. On joue tout son bien ; on vole, on pille ; on se ruine en habits, en bâtimens, en repas ; on se tue de débauche ; on assassine, on empoisonne. Le crime est la seule chose qui soit récompensée ; il triomphe par-tout, & la vertu gémit ».

La quatrieme satyre de ce poëte présente les traits les plus mordans, & l’invective la plus animée. Il en veut à l’empereur Domitien, & pour aller jusqu’à lui comme par degré, il présente d’abord ce favori nommé Crispin, qui d’esclave étoit devenu chevalier romain. Cette satyre a pour date :

Cum jam semianimum laceraret Flavius orbem
Ultimus, & calvo serviret Roma Nerone.

« Lorsque le dernier des Flavius achevoit de déchirer l’univers expirant, & que Rome gémissoit sous la tyrannie du chauve Néron » ; vous voyez qu’il ne dit pas sous l’empire de Domitien, comme un autre auroit pû dire. Il le surnomme Néron, pour peindre d’un seul mot sa cruauté ; il l’appelle chauve, qui étoit un reproche injurieux dans ce tems-là. Enfin on voit dans ce morceau toute la force, tout le fiel, toute l’aigreur de la satyre. Ce ton se soutient par-tout dans l’auteur ; ce n’est pas assez pour lui de peindre, il grave à traits profonds, il brûle avec le fer.

Sa satyre X. est encore très-belle, sur-tout l’endroit où il brise la statue de Séjan, après avoir raillé amérement l’ambition de ce ministre, & la sottise du peuple de Rome qui ne jugeoit que sur les apparences :

Turba Remi sequitur fortunam, ut semper & odit
Damnator.

C’en est assez sur les anciens satyriques romains ; parlons à-présent de ceux de notre nation qui ont marché sur leurs traces.

Caracteres des poëtes satyriques françois.

Regnier (Mathurin), natif de Chartres, & neveu de l’abbé Desportes, fut le premier en France qui donna des satyres. Il y a de la finesse & un tour aisé