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Josephe qui a écrit ses antiquités judaïques vers la fin du premier siecle, s’accorde pareillement avec Aristée ; & ce qu’il en dit, antiq. jud. xij. 2. n’est qu’un abrégé de cet auteur. Seulement dans Josephe le prix de la rédemption des juifs est différent de celui d’Aristée ; car au-lieu qu’Aristée dit vingt drachmes par tête, & la somme totale six cens soixante talens, Josephe met cent vingt drachmes par tête, & fait monter la somme totale à quatre cens soixante talens ; dans tout le reste ils s’accordent ensemble.

Après Josephe, le premier qui parle de la version des septante, & de la maniere dont elle se fit, est Justin martyr, qui vivoit vers le milieu du second siecle, environ cent ans après Philon. Il avoit été à Alexandrie, & s’étoit informé de ce fait aux juifs du pays. Il nous dit ce qu’il avoit appris d’eux, & ce qui étoit reçu constamment parmi eux pour véritable ; & ce qu’il en dit prouve qu’on avoit encore enchéri sur ce que Philon avoit écrit de la conformité miraculeuse des traductions ; on y avoit ajouté des cellules différentes, dont chaque traducteur en avoit une où il étoit renfermé, & où il avoit fait à part sa traduction particuliere de tout l’ouvrage ; & que quand on vint à comparer ces traductions les unes avec les autres, il ne s’y trouva pas un seul mot de différence. Ce bon pere prend tout cela pour argent comptant.

Irénée, Clément Alexandrin, S. Hilaire, S. Augustin, Cyrille de Jérusalem, Philastre de Bresse, & le gros des peres qui ont vécu depuis Justin, ont tous ces cellules, & l’accord merveilleux de toutes les versions. Quelques modernes défendent avec la même chaleur cette histoire, & ne peuvent consentir à laisser tomber un miracle qui confirmeroit si bien la divinité de la sainte-Ecriture contre tous les contredisans. C’est dommage qu’on y oppose des objections sans réplique.

Du tems d’Epiphane, qui fut évêque de Salamine en Chypre l’an 368, des fausses traditions avoient encore corrompu davantage cette histoire ; en effet, la maniere dont il la conte est différente de celle de Justin, aussi-bien que de celle d’Aristée ; & cependant il appelle Aristée à témoin des faits même qu’il rapporte autrement que lui : ce qui prouve que de son tems il y avoit un autre Aristée, & que celui que nous avons aujourd’hui est le même qu’avoient Josephe & Eusèbe.

Après cette relation historique de la version des septante, il faut dire ce que nous pensons sur cette matiere.

I. On ne peut pas douter qu’il ne se soit fait une traduction greque des livres sacrés hébreux du tems des Ptolomées en Egypte ; nous avons encore cette traduction ; & c’est la même qu’on avoit du tems de Notre-Seigneur, puisque presque tous les passages que les écrivains sacrés du nouveau Testament citent du vieux dans l’original grec, se trouvent mot-à-mot dans cette version. L’on ne peut pas douter non plus, vu la passion qu’ont eu les princes de la race des Ptolomées de remplir leur bibliotheque d’Alexandrie de toutes sortes de livres, passion dont tous les historiens de ce tems-là parlent, on ne peut douter, dis-je, que cette traduction n’y ait été mise dès qu’elle fut faite.

II. Le livre qui porte le nom d’Aristée, qui est le fondement de tout ce qu’on a débité sur la maniere dont se fit cette traduction par les 72 anciens, envoyés exprès de Jérusalem à Alexandrie, du tems de Ptolomée Philadelphe, est une fiction manifeste inventée pour accréditer cette version. Les Juifs, depuis leur retour de la captivité de Babylone jusqu’au tems de Notre-Seigneur, donnoient extrêmement dans les romans de religion, comme cela paroît par leurs livres apocryphes qui se sont conser-

vés jusqu’à nous. Le livre que nous avons encore

sous le nom d’Aristée, est un de ces romans écrit par un juif helléniste ; & c’est une chose évidente par plusieurs raisons.

1.° Quoique l’auteur de ce livre se dise payen grec, il parle partout en juif ; & dès qu’il s’agit de Dieu ou de la religion des Juifs, il en parle dans des termes qui ne conviennent qu’à un juif, & fait parler de la même maniere Ptolomée, Démétrius, André, Sozibius, & les autres personnages qu’il introduit sur la scene.

2°. Il fait faire une dépense prodigieuse à Ptolomée pour avoir cette version. Il lui en coute pour racheter les captifs, 660 talens : en vases d’argent envoyés au temple, 70 talens : en vases d’or, 50 : & en pierreries pour ces vases, cinq fois la valeur de l’or ; c’est-à-dire 250 talens : en sacrifices & autres articles pour l’usage du temple, 100 talens. Il fait présent outre cela à chacun des 72 députés, de 3 talens d’argent à leur arrivée, c’est-à-dire en tout, de 216 talens ; & quand il les congédie, de 2 talens d’or à chacun, & d’une coupe d’or du poids d’un talent. Tout cela mis ensemble, donne la somme de 1046 talens d’argent, & 1600 talens d’or, qui réduite en monnoie d’Angleterre, fait 1918537 liv. sterlings 10 schellings, en comptant le talent sur le pié de celui d’Athènes, comme le docteur Bernard en a réglé la valeur. Si on prenoit les talens pour des talens d’Alexandrie, où étoit la scene, ce seroit bien pis encore, car ce seroit le double.

Si l’on ajoute à cette largesse plusieurs autres menus présens qu’Aristée fait faire par ce prince aux députés, outre les frais de leur voyage & de leur dépense pendant leur séjour en Égypte, il se trouvera que Ptolomée, pour avoir le livre de Moïse en grec, aura dépensé plus de deux millions-sterlings, c’est-à-dire à peu-près vingt fois autant que la bibliotheque alexandrine pouvoit valoir. Comment imaginer que Ptolomée ait fait cette prodigieuse dépense pour un ouvrage, dont ni lui, ni sa cour ne devoient pas certainement être fort curieux.

3°. Les questions qu’on propose aux 72 députés, & leurs réponses, n’ont pas moins l’air d’un roman. L’envoi des anciens de Jérusalem à Aléxandrie pour cette traduction, & qu’on tira six à six de chaque tribu, sont l’invention d’un juif, qui a en vue le sanhédrin, & le nombre des douze tribus d’Israël ; mais il n’y a pas même apparence qu’il y eut alors dans toute la Judée six hommes qui eussent les qualités qu’on leur donne pour cet ouvrage, & qui entendissent assez de grec pour le faire. Ce n’est pas tout ; il falloit également entendre l’hébreu qui étoit la langue de l’original : or l’hébreu alors n’étoit plus leur langue, car depuis le retour de la Chaldée, c’étoit le chaldéen.

4°. Il y a dans le récit d’Aristée plusieurs autres faits qu’on ne sauroit ajuster avec l’histoire de ce tems-là. En particulier, ce Démétrius de Phalere qu’Aristée représente comme le favori de Philadelphe, loin d’être en faveur à la cour de ce prince, avoit encouru sa disgrace, pour avoir voulu détourner son pere de lui mettre la couronne sur la tête ; & d’abord après la mort du pere qui l’avoit protégé, ou mit Démétrius en prison où il mourut peu de tems après, comme le dit Diogène de Laërce. Mais ceux qui seront curieux d’approfondir davantage la fable d’Aristée, peuvent lire ce qu’en ont écrit MM. Dupin, Simon, & sur-tout le docteur Hody dans son savant ouvrage de Bibliorum versionibus græc.

III. Aristobule ne mérite pas de nous arrêter longtems, parce que son récit est tiré d’Aristée dont le roman avoit déja la vogue parmi les juifs d’Alexan-