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complément objectif de dic sera eum locum, exigé par le sens de quò ; ; par conséquent le supplément total qui doit précéder quò ;, c’est dic mihi eum locum. La construction analytique pleine est donc : Moeri (dic mihi eum locum) quò pedes (ferunt) te ; où l’on voit un supplément d’un seul mot ferunt, & un autre de quatre, dic mihi eum locum.

Quoique la pensée soit essentiellement une & indivisible ; la parole ne peut en faire la peinture, qu’au moyen de la distinction des parties que l’analyse y envisage dans un ordre successif. Mais cette décomposition même oppose à l’activité de l’esprit qui pense, des embarras qui se renouvellent sans cesse, & donne à la curiosité agissante de ceux qui écoutent ou qui lisent un discours, des entraves sans fin. Delà la nécessité générale de ne mettre dans chaque phrase que les mots qui y sont les plus nécessaires, & de supprimer les autres, tant pour aider l’activité de l’esprit, que pour se rapprocher le plus qu’il est possible, de l’unité indivisible de la pensée, dont la parole fait la peinture.

Est brevitate opus, ut currat sententia, neu se
Impediat verbis lassas oner antibus aures.

Ce que dit ici Horace, I. Sat. x. 9. 10. pour caractériser le style de la satyre, nous pouvons donc en faire un principe général de l’élocution ; & ce principe est d’une nécessité si grande & si universellement sentie, qu’il a influé sur la syntaxe de toutes les langues : point de langues sans ellipses, & même sans de fréquentes ellipses.

Il ne faut pourtant pas s’imaginer, que le choix & la maniere en soient abandonnés au caprice des particuliers, ni même que quelques exemples autorisés par l’usage d’une langue puissent y fonder une loi générale d’analogie : l’ellipse est elle même une exception à un principe général, qui ne doit & qui ne peut être anéanti ; & il le seroit par le fait, si l’exception devenoit générale. L’usage, par exemple, de la langue latine, permet de dire elliptiquement, vivere Romæ, Lugduni (vivre à Rome, à Lyon) au lieu de la phrase pleine, vivere in urbe Romæ, in urbe Lugduni ; mais on feroit un solécisme, si on alloit dire par une fausse analogie, vivere Athenarum, pour in urbe Athenarum ou pour Athenis (vivre à Athènes) ire Romæ, Lugduni, pour ire in urbem Romæ, in urbem Lugduni ou pour ire Romam, Lugdunum (aller à Rome, à Lyon) : c’est que vivere Romæ, Lugduni, est une phrase que l’usage n’autorise que pour les noms propres de villes qui sont singuliers & de l’une des deux premieres déclinaisons, quand ces villes sont le lieu de la scène, ou comme disent les rudimens, à la question ubi ; dans d’autres circonstances, l’usage veut que l’on suive l’analogie générale, ou n’en permet que des écarts d’une autre espece.

Or, s’il est vrai, comme on ne peut pas en douter, qu’une ellipse usitée ne peut pas fonder une analogie générale ; c’est une conséquence nécessaire aussi, que de l’analogie générale on ne peut pas conclure contre la réalité de l’ellipse particuliere. C’est pourtant ce que fait, dans sa préface, l’auteur d’un rudiment moderne. « Il ne rencontre pas plus juste, dit-il, en parlant de Sanctius, quand il dit que cette phrase, natus Romæ, est l’abrégé de celle-ci, natus in urbe Romæ ; puisqu’avec son principe on diroit également, natus Athenarum, qui seroit aussi l’abrégé de celle-ci, natus in urbe Athenarum ». Il est évident que cet auteur prend acte de l’analogie générale qui ne permet pas de dire à la faveur de l’ellipse, natus Athenarum, pour en conclure que quoiqu’on dise natus Romæ, ce n’est point une expression elliptique. Mais cette conséquence, comme on vient de le dire, n’est point légitime, parce qu’elle suppose qu’une exception une fois constatée, peut fonder une

loi générale & destructive de l’analogie dont elle n’est qu’une exception.

S’il falloit admettre cette conséquence, qui empêcheroit qu’on ne dît à cet auteur qu’il est certain que natus Romæ est une phrase très-bonne & très-latine, & que par conséquent on peut dire par analogie, natus Athenarum, natus Avenionis ? S’il donne à cette objection quelque réponse plausible, je l’adopte pour détruire l’objection qu’il fait lui-même à Sanctius ; & je reviens à ce que j’ai d’abord avancé, que le choix & la maniere des ellipses ne sont point abandonnées au caprice des particuliers, parce que ce sont des transgressions d’une loi générale à laquelle il ne peut être dérogé que sous l’autorité incommunicable du législateur, de l’usage en un mot.

Quem penes arbitrium est, & jus, & norma loquendi.

Mais si la plénitude grammaticale est nécessaire à l’intégrité de l’expression & à l’intelligence de la pensée, l’usage lui-même peut-il étendre ses droits jusqu’à compromettre la clarté de l’énonciation, en supprimant des mots nécessaires à la netteté, & même à la vérité de l’image que la parole doit tracer ? Non sans doute, & l’autorité de ce législateur suprème de la parole, loin de pouvoir y établir des lois opposées à la communication claire des pensées des hommes, qui en est la fin, n’est au contraire sans bornes, que pour en perfectionner l’exercice. C’est pourquoi, s’il autorise un tour elliptique pour donner à la phrase le mérite de la briéveté ou de l’énergie, il a soin d’y conserver quelque mot qui indique par quelque endroit la suppression & l’espece des mots supprimés.

Ici, c’est un cas qui est essentiellement destiné à caractériser ou le complément simple d’une préposition, ou le complément objectif d’un verbe, ou le complément déterminatif d’un nom appellatif ; & quoique la préposition, le verbe, ou le nom appellatif ne soient pas exprimés, ils sont indiqués par ce cas, & entierement déterminés par l’ensemble de la phrase : quem Minerva omnes artes edocuit, suppl. ad omnes artes ; ne sus Minervam, suppl. doceat ; ad Minervæ, suppl. ædes.

Là, c’est un mot conjonctif qui suppose un antécédent, lequel est suffisamment indiqué par la nature même du mot conjonctif & par les circonstances de la phrase ; souvent cet antécédent, quand il est suppléé, se trouve lui-même dans l’un des cas que l’on vient de marquer, & il exige ou un nom appellatif, ou un verbe, ou une préposition : quando venies ? suppl. dic mihi illud tempus, ou quoero illud tempus ; quò vadis ? suppl. dic mihi ou quoero illum locum, &c. Voyez Relatif, Interrogatif.

Ailleurs une simple inversion qui déroge à la construction ordinaire, devient le signe usuel d’une ellipse dont le supplément est indiqué par le sens : viendras-tu ? c’est-à-dire, dis-moi si tu viendras ; dussions-nous l’acheter, c’est-à-dire, quoique nous dussions l’acheter ; que ne l’ai-je vu ! c’est-à-dire, je suis fâché de ce que je ne l’ai pas vu, &c.

Partout enfin ceux qui entendent la langue, reconnoissent à quelque marque infaillible ce qu’il peut y avoir de supprimé dans la construction analytique, & ce qu’il convient de suppléer pour en rétablir l’intégrité.

L’art de suppléer se réduit en général à deux points capitaux, que Sanctius exprime ainsi(Minerv. IV. ij.) : ego illa tantùm supplenda proecipio, quæ veneranda illa supplevit antiquitas, aut ea sine quibus grammatica ratio constare non potest. La premiere regle de ne suppléer que d’après les anciens, quand les anciens fournissent des phrases pleines qui ont ou le même sens, ou un sens analogue à celui dont il s’agit ; cette premiere regle, dis-je, est fondée évidemment sur ce qu’il