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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 15.djvu/758

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une preuve singulierement frappante.

M. le duc de la Rochefoucault s’exprime en cette sorte (pens. 28, édit. de l’abbé de la Roche.) : « La jalousie est en quelque maniere juste & raisonnable, puisqu’elle ne tend qu’à conserver un bien qui nous appartient, ou que nous croyons nous appartenir ; au lieu que l’envie est une fureur qui ne peut souffrir le bien des autres ». Rien n’est plus commun, dit là-dessus son commentateur, que d’entendre confondre ces passions… Cependant elles ont des objets bien différens. Mais lui-même sert bientôt de preuve à ce qu’il observe ici ; car à l’occasion de la pensée 55, où l’auteur parle de la haine pour les favoris, quel est, dit l’abbé de la Roche, le principe de cette haine, sinon un fond de jalousie qui nous fait envier tout le bien que nous voyons dans les autres ? Il est clair qu’il explique ici la jalousie par l’idée que M. de la Rochefoucault devoit lui avoir fait prendre de l’envie, d’où il a même emprunté le verbe envier. Au reste ce n’est pas la seule faute qu’il ait faite dans ses remarques sur un texte qui n’exigeoit de lui que de l’étude & du respect.

Quoi qu’il en soit, je remarquerai qu’il suit naturellement de tous les exemples que je viens d’indiquer dans différens écrivains, que ce qu’enseigne l’abbé Girard au sujet des différences qui distinguent les synonymes, n’est rien moins qu’arbitraire ; qu’il est fondé sur le bon usage de notre langue ; & qu’il ne s’agit, pour en établir les décisions sur cet objet, que d’en extraire avec intelligence les preuves répandues dans nos ouvrages les plus accrédités & les plus dignes de l’être. Ce n’est pas non plus une chose qui appartient en propre à notre idiôme. M. Gottsched vient de donner (1758, à Leipsick) des observations sur l’usage & l’abus de plusieurs termes & façons de parler de la langue allemande : elles sont dit M. Roux (annales typogr. Août 1760. bell. lett. n. clviij.), dans le goût de celles de Vaugelas sur la langue françoise, & on en trouve plusieurs qui ressemblent beaucoup aux synonymes de l’abbé Girard.

Il y a long-tems que les savans ont remarqué que la synonymie n’étoit pas exacte dans les mots les plus ressemblans. « Les Latins, dit M. du Marsais (trop. part. III. art. xij. pag. 304), sentoient mieux que nous ces différences délicates, dans le tems même qu’ils ne pouvoient les exprimer… Varron (de ling. lat. 1. v. sub fin.), dit que c’est une erreur de confondre agere, facere & gerere, & qu’ils ont chacun leur destination particuliere ». Voici le texte de Varron : propter similitudinem agendi, & faciendi, & gerendi, quidam error his qui putant esse unum ; potest enim quis aliquid facere & non agere, ut poëta facit fabulam, & non agit ; contrà actor agit, & non facit ; & sic à poëtâ fabula fit & non agitur, ab actore agitur & non fit ; contrà imperator qui dicitur res gerere, in eo neque agit neque facit, sed gerit, id est sustinet, translatum ab his qui onera gerunt quòd sustinent.

Cicéron observe (tusc. II. n. 15.) qu’il y a de la différence entre dolere & laborare, lors même que ce dernier mot est pris dans le sens du premier. Interest aliquid inter laborem & dolorem ; sunt finitima omninò, sed tamen differt aliquid ; labor est functio quædam vel animi vel corporis gravioris operis vel muneris ; dolor autem motus asper in corpore… Aliud, inquam, est dolere, aliud laborare. Cùm varices secabantur Cn. Mario, dolebat ; cùm ætu magno ducebat agmen, laborabat. Cette remarque de l’orateur romain n’est que l’application du principe général qu’il n’y a point de mots tout-à-fait synonymes dans les langues, principe qu’il a exprimé très-clairement & tout-à-la-fois justifié dans ses topiques (n. 34) : quanquam enim vocabula propè idem valere videantur, tamen quia res differebant, nomina rerum distare voluerunt.

Non-seulement Cicéron a remarqué, comme gram-

mairien, les différences délicates des synonymes, il

les a suivies dans la pratique comme écrivain intelligent & habile. Voici comme il différencie dans la pratique amare & diligere.

Quis erat qui putaret ad eum amorem quem erga te habebam posse aliquid accedere ? Tantum accessit, ut mihi nunc denique amare videar, anteà dilexisse. (ep. famil. ix. 14.) & ailleurs : Quid ego tibi commendem eum quem tu ipse diligis ? Sed tamen ut scires eum non à me diligi solùm, verùm etiam amari, ob eam rem tibi hæc scribo. (ib. xiij. 47.)

Les deux adjectifs gratus & jucundus que nous sommes tentés de croire entierement synonymes, & que nos traducteurs les plus scrupuleux traduiroient peut-être indifféremment de la même maniere, si des circonstances marquées ne les déterminoient à y faire une attention spéciale ; Cicéron en a très-bien senti la différence, & en a tiré un grand parti. Répondant à Atticus qui lui avoit appris une triste nouvelle, il lui dit : ista veritas etiamsi jucunda non est, mihi tamen grata est. (ep. ad Attic. iij. 24.) & dans une lettre qu’il écrit à Lucretius après la mort de sa fille Tullia : amor tuus gratus & optatus ; dicerem jucundum, nisi hoc verbum ad tempus perdidissem. (ep. famil. v. 15.)

On voit par-là avec quelle circonspection on doit étudier la propriété des termes, & de la langue dont on veut traduire, & de celle dans laquelle on traduit, ou même dans laquelle on veut écrire ses propres pensées. « Nous avons, dit M. du Marsais (Trop. III. xij. pag. 304.) quelques recueils des anciens grammairiens sur la propriété des mots latins : tels sont Festus, de verborum significatione ; Nonius Marcellus, de varia significatione sermonum, (voyez Veteres grammatici.) On peut encore consulter un autre recueil qui a pour titre, Autores linguæ latinæ. De plus, nous avons un grand nombre d’observations répandues dans Varron, de lingua latina : [il fait partie des grammatici veteres] dans les commentaires de Donat & de Servius : elles font voir les différences qu’il y a entre plusieurs mots que l’on prend communément pour synonymes. Quelques auteurs modernes on fait des réflexions sur le même sujet : tels sont le P. Vavasseur, jésuite, dans ses Remarq. sur la langue latine ; Scioppius, Henri Etienne, de latinitate falsò suspectâ, & plusieurs autres ». Je puis ajouter à ces auteurs, celui des Recherches sur la langue latine. (2 vol. in-12. Paris, chez Mouchet 1750.) Tout l’ouvrage est partagé en quatre parties ; & la troisieme est entierement destinée à faire voir, par des exemples comparés, qu’il n’y a point d’expressions tout-à-fait synonymes entre elles, dans la langue latine.

Au reste, ce qui se prouve dans chaque langue, par l’autorité des bons écrivains dont la maniere constate l’usage, est fondé sur la raison même ; & par conséquent il doit en être de même dans toutes les langues formées & polies. « S’il y avoit des synonymes parfaits, dit encore M. du Marsais, (ibid. p. 308.) il y auroit deux langues dans une même langue. Quand on a trouvé le signe exact d’une idée, on n’en cherche pas un autre. Les mots anciens & les mots nouveaux d’une langue sont synonymes : maints est synonyme de plusieurs ; mais le premier n’est plus en usage ; c’est la grande ressemblance de signification, qui est cause que l’usage n’a conservé que l’un de ces termes, & qu’il a rejetté l’autre comme inutile. L’usage, ce [prétendu] tyran des langues, y opere souvent des merveilles, que l’autorité de tous les souverains ne pourroit jamais y opérer.

Qu’une fausse idée des richesses ne vienne pas ici, dit l’abbé Girard, (Préf. des Synon. pag. 12.) faire parade de la pluralité & de l’abondance. J’avoue que la pluralité des mots fait la richesse des