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Tartars, que cette partie de la nation turque qui obéissoit à Mogull, ou Mungul-Chan, & à son frere Tartar-Chan, prit anciennement. C’est aussi la véritable dérivation du nom d’Usbecks que les Tartares de la grande Bucharie & du pays de Charassin, portent en mémoire d’Usbeck-Chan. Les Mungales de l’est ont adopté le nom de Mansueurs, de Mœnsueu-Chan, empereur de la Chine. Semblablement les Callmoucks-Dsongari, sujets de Contaisch, ou grand chan des Callmoucks, ont pris le nom de Contaischi, pour témoigner leur attachement à ce souverain.

Tous les Tartares, même ceux qui ont des habitations fixes, emportent avec eux dans leurs voyages, leurs effets de prix, non-seulement quand ils changent de demeure, mais même en allant à la guerre. De-là vient que lorsqu’il leur arrive de perdre une bataille, une partie de leur bagage reste ordinairement en proie au vainqueur ; mais ils sont en quelque maniere nécessités d’emporter leurs effets avec eux, parce qu’ils laisseroient autrement leurs biens & leurs familles en proie aux autres Tartares leurs voisins, qui ne manqueroient pas de profiter de leur absence pour les enlever.

On remarque que presque tous les Tartares conservent non-seulement les mêmes usages en général, mais aussi la même façon de bâtir leurs cabanes ; car soit qu’ils habitent dans des huttes, ou qu’ils aient des demeures fixes, ils laissent toujours une ouverture au milieu du toît, qui leur sert de fenêtre & de cheminée. Toutes leurs habitations, soit fixes soit mouvantes, ont leurs portes tournées au midi, pour être à l’abri des vents du nord, qui sont fort pénétrans dans la grande Tartarie.

Les Tartares devroient être libres, & cependant ils se trouvent tous dans l’esclavage politique. L’auteur de l’esprit des lois en donne d’excellentes raisons, que personne n’avoit développées avant lui.

Les Tartares, dit ce beau génie, n’ont point de villes, ils n’ont point de forêts ; leurs rivieres sont presque toujours glacées ; ils habitent une immense plaine ; ils ont des pâturages & des troupeaux, & par conséquent des biens : mais ils n’ont aucune espece de retraite, ni de défense. Sitôt qu’un kan est vaincu, on lui coupe la tête, & ses sujets appartiennent au vainqueur : on ne les condamne pas à un esclavage civil, ils seroient à charge à une nation qui n’a point de terres à cultiver, & n’a besoin d’aucun service domestique ; ils augmentent donc la nation ; mais au-lieu de l’esclavage civil, on conçoit que l’esclavage politique a dû s’introduire.

En effet, dans un pays où les diverses hordes se font continuellement la guerre, & se conquiérent sans cesse les unes les autres ; dans un pays où par la mort du chef, le corps politique de chaque horde vaincue est toujours détruit, la nation en général ne peut guere être libre : car il n’y en a pas une seule partie, qui ne doive avoir été un très-grand nombre de fois subjuguée.

Les peuples vaincus peuvent conserver quelque liberté, lorsque par la force de leur situation, ils sont en état de faire des traités après leur défaite : mais les Tartares, toujours sans défense, vaincus une fois, n’ont jamais pu faire des conditions.

D’ailleurs, le peuple Tartare en conquérant le midi de l’Asie, & formant des empires, doit demeurer dans l’esclavage politique, parce que la partie de la nation qui reste dans le pays, se trouve soumise à un grand maître qui, despotique dans le midi, veut encore l’être dans le nord ; & avec un pouvoir arbitraire sur les sujets conquis, le prétend encore sur les sujets conquérans. Cela se voit bien aujourd’hui dans ce vaste pays qu’on appelle la Tartarie chinoise, que l’empereur gouverne presque aussi despotiquement que la Chine même.

Souvent une partie de la nation Tartare qui a conquis, est chassée elle-même, & elle rapporte dans ses déserts un esprit de servitude, qu’elle a acquis dans le climat de l’esclavage. L’histoire de la Chine nous en fournit des exemples, & notre histoire ancienne aussi. Les Tartares détruisant l’empire grec, établirent dans les pays conquis, la servitude & le despotisme. Les Goths, conquérant l’empire romain, fonderent la monarchie & la liberté.

A moins que toute la grande. Tartarie ne soit entre les mains d’un seul prince, comme elle l’étoit du tems de Genghis-Chan, il est impossible que le commerce y fleurisse jamais : car maintenant que ce pays est partagé entre plusieurs princes, quelque porté que puisse être l’un ou l’autre d’entr’eux à favoriser le commerce, il ne peut y parvenir si ses voisins se trouvent dans des sentimens opposés. Il n’y a même que du côté de la Sibérie, de la Chine, & des Indes, où les marchands peuvent aborder d’ordinaire en toute liberté, parce que les Callmoucks & Moungales négocient paisiblement avec les sujets des états voisins, qui ne leur font pas la guerre.

Disons un mot du droit des gens des Tartares. Ils paroissent entr’eux doux & humains, & ils sont des conquérans très-cruels : ils passent au fil de l’épée les habitans des villes qu’ils prennent ; ils croient leur faire grace lorsqu’ils les vendent, ou les distribuent à leurs soldats. Ils ont détruit l’Asie depuis les Indes jusqu’à la Méditerranée ; tout le pays qui forme l’orient de la Perse, en est resté désert. Voici ce qui paroît avoir produit un pareil droit des gens.

Ces peuples n’avoient point de villes ; toutes leurs guerres se faisoient avec promptitude & avec impétuosité ; quand ils esperoient de vaincre, ils combattoient ; ils augmentoient l’armée des plus forts, quand ils ne l’esperoient pas. Avec de pareilles coutumes, ils trouvoient qu’il étoit contre leur droit des gens, qu’une ville qui ne pouvoit leur résister, les arrêtât : ils ne regardoient pas les villes comme une assemblée d’habitans, mais comme des lieux propres à se soustraire à leur puissance. Ils n’avoient aucun art pour les assiéger, & ils s’exposoient beaucoup en les assiégeant ; ils vengeoient par le sang tout celui qu’ils venoient de répandre.

L’idée naturelle aux peuples policés qui cultivent les terres, & qui habitent dans des maisons, a été de bâtir à Dieu une maison où ils pussent l’adorer ; mais les peuples qui n’ont pas de maisons eux-mêmes, n’ont point songé à bâtir un temple à la divinité. C’est ce qui fit que Genghis-Chan marqua le plus grand mépris pour les mosquées, ne pouvant comprendre qu’il fallût adorer Dieu dans un bâtiment couvert. Comme les Tartares n’habitent point de maisons, ils n’élevent point de temples.

Les peuples qui n’ont point de temples, ont un léger attachement à leur religion. Voilà pourquoi les Tartares se font peu de peine de passer du paganisme au mahométisme, ou à la religion grecque. Voilà pourquoi les Japonois, qui tirent leur origine des Tartares, permirent de prêcher dans leur pays la religion chrétienne. Voilà pourquoi les peuples barbares, qui conquirent l’empire romain, ne balancerent pas un moment à embrasser le christianisme. Voilà pourquoi les Sauvages de l’Amérique sont si peu attachés à leur propre religion ; enfin, voilà pourquoi, depuis que nos missionnaires leur ont fait bâtir au Paraguai des églises, ils sont devenus zelés pour la nôtre.

Mais l’immensité des pays conquis par les Tartares, étonne, & confond notre imagination. Il est humiliant pour la nature humaine, que ces peuples barbares ayent subjugué presque tout notre hémisphère, jusqu’au mont Atlas. Ce peuple, si vilain de figure, est le dominateur de l’univers : il est également