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nèse, ce qui attira beaucoup de monde : mais le plus grand nombre étoit des Achéens & des Trézéniens, entraînés à cette migration par les promesses d’un oracle, qui avoit ordonné de poser les fondemens de leur ville dans le lieu où ils trouveroient autant d’eau qu’il en faudroit pour leur usage, & où la terre leur assureroit du blé sans mesure.

Cette flotte passa en Italie, aborda auprès du terrein où étoit Sybaris, & découvrit le lieu que l’oracle sembloit avoir indiqué. Non loin de l’ancienne Sybaris se trouva la fontaine Thuria, dont les eaux étoient conduites dans des tuyaux de cuir. Persuadés que c’étoit à cet endroit que le dieu les adressoit, ils formerent l’enceinte d’une ville, & du nom de la fontaine, ils l’appellerent Turium. Elle fut partagée dans sa longueur en quatre quartiers ; l’un fut appellé le quartier d’Hercule ; le second celui de Vénus ; le troisieme celui d’Olympie ; & le quatrieme celui de Bacchus. Dans sa largeur elle fut encore coupée en trois quartiers ; l’un fut appellé le quartier des Héros ; le second celui de Thurium, & le troisieme Thurinum. Toute cette enceinte se remplit de maisons bien bâties, bien distribuées, & qui formerent un corps de ville commode & agréable.

Il n’étoit guere possible qu’un peuple composé de nations si différentes se maintînt long-tems en repos. Les Sybarites, comme anciens propriétaires du terrein qui avoit été distribué aux citoyens qu’ils avoient associés, s’attribuerent les premieres places dans le gouvernement, & ne laisserent que les emplois subalternes aux autres. Ils donnerent à leurs femmes les premieres places dans les cérémonies publiques de la religion. Ils prirent pour eux les terres que le voisinage de la ville rendoit plus aisées à exploiter : toutes ces distinctions irriterent ceux qui crurent avoir sujet de se plaindre d’être maltraités. Comme ils étoient en plus grand nombre & plus aguerris, ils en vinrent à une sédition ouverte, & chasserent ou massacrerent presque tout ce qui restoit des anciens Sybarites.

Mais une pareille expédition dépeuplant le pays, laissoit beaucoup de terres d’un bon rapport à distribuer. Ils firent venir de la Grece de nouveaux habitans, à qui ils donnerent, par la voie du sort, des maisons dans la ville, & des terres à mettre en valeur à la campagne. Cette ville devint riche & puissante, fit alliance avec les Crotoniates ; & s’étant formé un gouvernement démocratique, elle distribua ses habitans en dix tribus, dont les trois venues du Péloponnèse furent appellées l’Arcadienne, l’Achéenne, & l’Eléotique. Les trois composées des peuples venus de plus loin furent appellées la Béotique, l’Amphictyonique, & la Dorienne : les quatre autres furent l’Ionienne, l’Athénienne, l’Eubéenne, & l’Insulaire.

Ce sage arrangement fut suivi du choix d’un homme admirable, de Charondas leur illustre compatriote, pour former un corps de lois qui pussent servir à entretenir le bon ordre dans une ville composée d’esprits & de mœurs si différens. Il y travailla si utilement, & fit un triage de toutes les lois qu’il crut les plus sages & les plus nécessaires, d’entre celles qui étoient en vigueur parmi les nations policées ; il y en ajouta quelques-unes que nous allons rapporter après Diodore de Sicile.

Il déclara incapables d’avoir part à l’administration des affaires publiques, ceux qui après avoir eu des enfans d’une premiere femme, passeroient après sa mort à de secondes noces, si les enfans étoient vivans. Pouvoit-on, ajoute-t-il, attendre que des hommes qui prenoient un parti si peu avantageux pour leurs enfans, fussent en état de donner de sages conseils pour la conduite de leur patrie ; & s’ils avoient eu lieu d’être satisfaits d’un premier mariage, ne devoit-il pas leur suffire, sans être si téméraires,

que de s’exposer aux hasards d’un second engagement ?

Il condamna les calomniateurs atteints & convaincus à n’oser paroître en public qu’avec une couronne de bruiere, qui présentoit à tous ceux qui les rencontroient, la noirceur de leur crime. Plusieurs ne purent survivre à cette infamie, & se donnerent la mort ; & ceux qui avoient fondé leur fortune sur cette détestable manœuvre, se retirerent d’une société où la sévérité des lois les obligeoit d’aller porter ailleurs cette maladie contagieuse, qui n’a que trop infecté le monde dans tous les tems.

Charondas avoit aussi senti de quelle importance il étoit de prendre des mesures pour empêcher que les vicieux ne corrompissent les bonnes mœurs par l’attrait de la volupté. Il donna action contre eux à ceux qui étoient intéressés à prévenir la corruption de leurs enfans ou de leurs parens ; & l’amende étoit si forte & si séverement exigible, que tous craignoient de l’encourir.

Mais pour attaquer ce mal dans son principe, il pensa sérieusement aux avantages d’une bonne éducation, & ne laissa à personne, de quelque état qu’il fût, le prétexte de la négliger. Il établit des écoles publiques, dont les maîtres étoient entretenus aux dépens de l’état. Là se formoit la jeunesse à la vertu, & de-là naissoit l’espérance d’une république bien policée.

Par une autre loi, Charondas donnoit l’administration des biens des orphelins aux parens paternels, & la garde de la personne du pupille aux parens du côté de la mere. Les premiers qui étoient appellés à l’héritage, au cas du décès du mineur, faisoient, pour leur propre intérêt, valoir son bien ; & par la vigilance des parens maternels, ils ne pouvoient, sans exposer leur vie & leur honneur, suivre les mouvemens de la cupidité.

Les autres législateurs ordonnoient la peine de mort contre ceux qui refusoient de servir à la guerre, ou qui désertoient ; Charondas ordonna qu’ils resteroient trois jours exposés dans la place publique en habit de femme, persuadé que cette ignominie rendroit les exemples fort rares, & que ceux qui survivroient à cette infamie, n’oseroient pas dans les besoins de l’état s’y exposer une seconde fois, & laveroient cette premiere tache dans les ressources qui leur pourroit fournir une bravoure de commande.

La sagesse de ces lois maintint les Thuriens en honneur, & soutint leur république dans la splendeur. Le législateur ne crut pas cependant qu’elles ne dussent souffrir aucun changement. Certaines circonstances que la prudence humaine ne sauroit prévoir, y peuvent déterminer. Mais pour aller au-devant des altérations que l’amour de la nouveauté pourroit y introduire, il ordonna que ceux qui auroient à se plaindre de quelque loi, & qui voudroient en demander la réforme ou l’abrogation, seroient obligés de faire leur représentation en présence de tout le peuple, la corde au cou, & ayant à leur côté l’exécuteur de la justice prêt à les punir, si l’assemblée déclaroit leur prétention injuste.

Cette précaution fit que ses lois furent long-tems sans atteinte, & au rapport de Diodore de Sicile, il n’y a jamais été dérogé que trois fois. Un borgne eut l’œil qui lui restoit crevé. La loi qui décernoit la peine d’œil pour œil, ne privoit pas de la lumiere celui qui avoit fait le coup. L’aveugle porta sa plainte devant le peuple, qui substitua une interprétation pour un cas pareil qui arriveroit, & le renvoya.

Le divorce étoit permis au mari & à la femme. Un vieillard abandonné de la sienne qui étoit jeune, se plaignit de la liberté que celui qui se séparoit avoit d’épouser qui il lui plairoit ; il proposa pour ôter toute idée de libertinage, de ne permettre au deman-