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homme pourroit embrasser. Nous voyions distinctement au-travers de ce corps transparent l’eau qui montoit en serpentant un peu, & quelquefois il diminuoit un peu de grosseur, tantôt par le haut tantôt par le bas. Pour-lors il ressembloit justement à un boyau rempli de quelque matiere fluide que l’on presseroit avec les doigts, ou par haut, pour faire descendre cette liqueur, ou par bas, pour la faire monter, & je me persuadai que c’étoit la violence du vent qui faisoit ces changemens, faisant monter l’eau fort vîte lorsqu’il pressoit le canal par le bas, & la faisant descendre lorsqu’il le pressoit par le haut. Après cela il diminua tellement de grosseur qu’il étoit plus menu que le bras, comme un boyau qu’on alonge perpendiculairement, ensuite il retourna gros comme la cuisse, après il redevint fort menu ; enfin je vis que l’eau élevée sur la superficie de la mer commençoit à s’abaisser, & le bout du canal qui lui touchoit s’en sépara & s’étrécit, comme si on l’eût lié, & alors la lumiere qui nous parut par le moyen d’un nuage qui se détourna, m’en ôta la vue ; je ne laissai pas de regarder encore quelque tems si je ne le reverrois point, parce que j’avois remarqué que par trois ou quatre fois le canal de la seconde de ce même côté du midi nous avoit paru se rompre par le milieu, & incontinent après nous le revoyions entier, & ce n’étoit que la lumiere qui nous en cachoit la moitié ; mais j’eus beau regarder avec toute l’attention possible, je ne revis plus celui ci, il ne se fit plus de trombe, &c.

» Ces trombes sont fort dangereuses sur mer ; car si elles viennent sur un vaisseau, elles se mêlent dans les voiles, ensorte que quelquefois elle l’enlevent, & le laissant ensuite retomber, elles le coulent à fond, & cela arrive particulierement quand c’est un petit vaisseau ou une barque, tout-au-moins si elles n’enlevent pas un vaisseau, elles rompent toutes les voiles, ou bien laissent tomber dedans toute l’eau qu’elles tiennent, ce qui le fait souvent couler à fond. Je ne doute point que ce ne soit par de semblables accidens que plusieurs des vaisseaux dont on n’a jamais eu de nouvelles ont été perdus, puisqu’il n’y a que trop d’exemples de ceux que l’on a su de certitude avoir péri de cette maniere ».

On peut soupçonner, dit M. de Buffon, qu’il y a plusieurs illusions d’optique dans les phénomènes que ce voyageur nous raconte ; mais on a été bien aise de rapporter les faits tels qu’il a cru les voir, afin qu’on puisse les vérifier, ou du-moins les comparer avec ceux que rapportent les autres voyageurs ; voici la description qu’en donne le Gentil dans son voyage autour du monde.

« A onze heures du matin, l’air étant chargé de nuages, nous vîmes autour de notre vaisseau, à un quart de lieue environ de distance, six trombes de mer qui se formerent avec un bruit sourd, semblable à celui que fait l’eau en coulant dans des canaux souterreins ; ce bruit s’accrut peu-à-peu, & ressembloit au sifflement que font les cordages d’un vaisseau lorsqu’un vent impétueux s’y mêle. Nous remarquâmes d’abord l’eau qui bouillonnoit & qui s’élevoit au-dessus de la surface de la mer d’environ un pié & demi ; il paroissoit au-delà de ce bouillonnement un brouillard, ou plutôt une fumée épaisse d’une couleur pâle, & cette fumée formoit une espece de canal qui montoit à la nue.

Les canaux ou manches de ces trombes se plioient selon que le vent emportoit les nues auxquelles ils étoient attachés, & malgré l’impulsion du vent, non-seulement ils ne se détachoient pas, mais encore il sembloit qu’ils s’alongeassent pour les suivre, en s’étrécissant & se grossissant à mesure que le nuage s’élevoit ou se baissoit.

Ces phénomènes nous causerent beaucoup de frayeur, & nos matelots au-lieu de s’enhardir, fomentoient leur peur par les contes qu’ils débitoient. Si ces trombes, disoient-ils, viennent à tomber sur notre vaisseau, elles l’enleveront, & le laissant ensuite retomber, elles le submergeront ; d’autres (& ceux-ci étoient les officiers) répondoient d’un ton décisif, qu’elles n’enleveroient pas le vaisseau, mais que venant à le rencontrer sur leur route, cet obstacle romproit la communication qu’elles avoient avec l’eau de la mer, & qu’étant pleines d’eau, toute l’eau qu’elles renfermoient tomberoit perpendiculairement sur le tillac du vaisseau & le briseroit.

Pour prévenir ce malheur on amena les voiles & on chargea le canon ; les gens de mer prétendant que le bruit du canon agitant l’air, fait crever les trombes & les dissipe ; mais nous n’eumes pas besoin de recourir à ce remede ; quand elles eurent couru pendant dix minutes autour du vaisseau, les unes à un quart de lieue, les autres à une moindre distance, nous vîmes que les canaux s’étrécissoient peu-à-peu, qu’ils se détacherent de la superficie de la mer, & qu’enfin ils se dissiperent ». Page 191. tome I.

Il paroit, dit M. de Buffon, par la description que ces deux voyageurs donnent des trombes, qu’elles sont produites, au-moins en partie, par l’action d’un feu ou d’une fumée qui s’éleve du fond de la mer avec une grande violence, & qu’elles sont fort différentes de l’autre espece de trombe qui est produite par l’action des vents contraires, & par la compression forcée & la résolution subite d’un ou de plusieurs nuages, comme les décrit M. Shaw, pag. 56. tom. II.

« Les trombes, dit-il, que j’ai eu occasion de voir, m’ont paru autant de cylindres d’eau qui tomboient des nues, quoique par la réflexion des colonnes qui descendent ou par les gouttes qui se détachent de l’eau qu’elles contiennent & qui tombent, il semble quelquefois, sur-tout quand on est à quelque distance, que l’eau s’éleve de la mer en-haut. Pour rendre raison de ce phénomène, on peut supposer que les nues étant assemblées dans un même endroit par des vents opposés, ils les obligent, en les pressant avec violence, de se condenser & de descendre en tourbillons ».

Il reste beaucoup de faits à acquérir, continue M. de Buffon, avant qu’on puisse donner une explication complete de ces phénomenes ; il paroît seulement que s’il y a sous les eaux de la mer des terreins mêlés de soufre, de bitume & de minéraux, comme l’on n’en peut guere douter, on peut concevoir que ces matieres venant à s’enflammer, produisent une grande quantité d’air, comme en produit la poudre à canon ; que cette quantité d’air nouvellement généré, & prodigieusement rarefié, s’échappe & monte avec rapidité, ce qui doit élever l’eau, & peut produire ces trombes qui s’élevent de la mer vers le ciel ; & de même si par l’inflammation des matieres sulphureuses que contient un nuage, il se forme un courant d’air qui descende perpendiculairement du nuage vers la mer, toutes les parties aqueuses que contient le nuage peuvent suivre le courant d’air, & former une trombe qui tombe du ciel sur la mer ; mais il faut avouer que l’explication de cette espece de trombe, non plus que celle que nous avons donnée par le tournoiement des vents & la compression des nuages, ne satisfait pas encore à tout, car on aura raison de nous demander pourquoi l’on ne voit pas plus souvent sur la terre comme sur la mer de ces especes de trombes qui tombent perpendiculairement des nuages. Hist. nat. gen. & part. tom. I. Voyez l’analyse de l’air de M. Hales, & le traité de l’artillerie de M. Robins.