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Cette peinture poétique est tirée des annales de l’histoire qui nous apprennent que les autels des dieux furent autrefois souillés presque en tous lieux par le sang innocent des hommes. La certitude de cet usage est trop bien établie pour qu’on puisse en douter. En matieres de faits, les raisonnemens ne peuvent rien contre les autorités : les differentes sciences ont chacune leur façon de procéder à la recherche des vérités qui sont de leur ressort, & l’histoire, comme les autres, a ses démonstrations. Les témoignages unanimes d’auteurs graves, contemporains, desintéressés, dont on ne peut contester ni la lumiere ni la bonne foi, constituent la certitude historique ; & ce seroit une injustice d’exiger d’elles des preuves d’une espece différente. Les auteurs dont les témoignages concourent à prouver cette immolation des victimes humaines, se présentent en foule. Ce sont Manethon, Sanchoniaton, Héiodote, Pausamas, Josephe, Philon, Diodore de Sicile, Denys d’Halicarnasse, Strabon, Cicéron, César, Tacite, Macrobe, Pline, Tite-Live, enfin la plûpart des poetes-grecs & latins.

De toutes ces dépositions jointes ensemble, il résulte que les Phéniciens, les Egyptiens, les Arabes, les Chananéens, les habitans de Tyr & de Carthage, les Perses, les Athéniens, les Lacédémoniens, les Ioniens, tous les Grecs du continent & des isles ; les Romains, les Scythes, les Albanois, les Germains, les anciens Bretons, les Espagnols, les Gaulois ; & pour passer dans le nouveau monde, les habitans du Méxique ont été également plongés dans cette affreuse superstition : on peut en dire ce que Pline disoit autrefois de la magie, qu’elle avoit parcouru toute la terre, & que ses habitans, tous inconnus qu’ils étoient les uns aux autres, & si différens d’ailleurs d’idées & de sentimens, se réunirent dans cette pratique malheureuse ; tant il est vrai qu’il n’y a presque point eu de peuples dans le monde dont la religion n’ait été inhumaine & sanglante !

Comment a-t-elle pu devenir meurtriere ? Rien n’étoit plus louable & plus naturel que les premiers sacrifices des payens ; ils n’offroient à leurs dieux que du laurier ou de l’herbe verte ; leurs libations consistoient dans de l’eau tirée d’une claire fontaine, & qu’on portoit dans des vases d’argille. Dans la suite on employa pour les offrandes de la farine & des gâteaux qu’on paîtrissoit avec un peu de sel, & qu’on cuisoit sous la cendre. Insensiblement on joignit à ces offrandes quelques fruits de la terre, le miel, l’huile & le vin ; l’encens même n’étoit point encore venu des bords de l’Euphrate, ni le costus de l’extrémité de l’Inde, pour être brûlés sur les autels ; mais quand l’usage des sacrifices sanglans eut succédé, l’effusion du sang des animaux occasionna l’immolation des victimes humaines.

On ne sait pas qui le premier osa conseiller cette barbarie ; que ce soit. Saturne, comme on le trouve dans le fragment de Sanchoniaton ; que ce soit Lycaon, comme Pausanias semble l’insinuer, ou quelqu’autre enfin qu’on voudra, il est toujours sûr que cette horrible idée fit fortune. Tantus fuit pertubatæ mentis, & sedibus suis pulsæ furor, ut sie dii placarentur, quemadmodum ne homines quidem soeviunt, dit à merveille S. Augustin, de civit. Del. l. VI. c. x. Telle étoit l’extravagance de ces insensés, qu’ils pensoient appaiser par des actes de cruauté, que les hommes même ne sauroient faire dans leurs plus grands emportemens.

L’immolation des victimes humaines que quelques oracles vinrent à prescrire, faisoit déjà partie des abominations que Moïse reproche aux Amorrhéens. On lit aussi dans le Lévitique, c. xx. que les Moabites sacrifioient leurs enfans à leur dieu Moloch.

On ne peut douter que cette coutume sanguinaire

ne fût établie chez les Tyriens & les Phéniciens. Les Juifs eux-mêmes l’avoient empruntée de leurs voisins : c’est un reproche que leur font les prophetes ; & les livres historiques de l’ancien Testament fournissent plus d’un fait de ce genre. C’est de la Phenicie que cet usage passa dans la Grece, & de la Grece les Pelages la porterent en Italie.

On pratiquoit à Rome ces affreux sacrifices dans des occasions extraordinaires, comme il paroît par le témoignage de Pline, l. XXVIII. c. ij. Entre plusieurs exemples que l’histoire romaine en fournit, un des plus frappans arriva dans le cours de la seconde guerre punique. Rome consternée par la défaite de Cannes, regarda ce revers comme un signe manifeste de la colere des dieux, & ne crut pouvoir les appaiser que par un sacrifice humain. Après avoir consulté les livres sacrés, dit Tite-Live, l. XXII. c. lvij. on immola les victimes prescrites en pareil cas. Un gaulois & une gauloise, un grec & une greque furent enterrés vifs dans une des places publiques destinée depuis long-tems à ce genre de sacrifices si contraires à la religion de Numa. Voici l’explication de ce fait singulier.

Les décemvirs ayant vu dans les livres sibyllins que les Gaulois & les Grecs s’empareroient de la ville, urbem occupaturos, on imagina que pour détourner l’effet de cette prédiction, il falloit enterrer vifs dans la place publique un homme & une femme de chacune de ces deux nations, & leur faire prendre ainsi possession de la ville. Toute puérile qu’étoit cette interprétation, un très-grand nombre d’exemples nous montre que les principes de l’art divinatoire admettoient ces sortes d’accommodemens avec la destinée.

Tite-Live nomme ce barbare sacrifice sacrum minimè romanum ; cependant il se répéta souvent dans la suite. Pline, l. XXX. c. j. assure que l’usage d’immoler des victimes humaines au nom du public, subsista jusqu’à l’an 95 de Jesus-Christ, dans lequel il fut aboli par un sénatus-consulte de l’an 657 de Rome ; mais on a des preuves qu’il continua dans les sacrifices particuliers de quelques divinités, comme, par exemple, de Bellone. Les édits renouvellés en différens tems par les empereurs, ne purent mettre un frein à cette fureur superstitieuse ; & à l’égard de cette espece de sacrifice humain prescrit en conséquence des vers sibyllins, Pline avoue qu’il subsistoit toujours, & assure qu’on en avoit vu de son tems des exemples, etiam nostra ætas vidit.

Les sacrifices humains furent moins communs chez les Grecs ; cependant on en trouve l’usage établi dans quelques cantons ; & le sacrifice d’Iphigénie prouve qu’ils furent pratiqués dans les tems héroïques, ou l’on se persuada que la fille d’Agamemnon déchargeroit par sa mort, l’armée des Grecs des fautes qu’ils avoient commises.

Et casta incestè, nubendi tempore in ipso,
Hostia concideret mactatu moesta parentis.

Lucret. l. I. v. 99, 100.

« Cette chaste princesse tremblante au pié des autels y fut cruellement immolée dans la fleur de son âge par l’ordre de son propre pere ».

Les habitans de Pella sacrifioient alors un homme à Pélée ; & ceux de Ténuse, si l’on en croit Pausanias, offroient tous les ans en sacrifice une fille vierge au génie d’un des compagnons d’Ulysse qu’ils avoient lapidé.

On peut assurer, sur la parole de Théophraste, que les Arcadiens immoloient de son tems des victimes humaines, dans les fêtes nommées lycœa. Les victimes étoient presque toujours des enfans. Parmi les inscriptions rapportées de Grece par M. l’abbé Fourmont, est le dessein d’un bas-relief trouvé en Arca-