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ou ne pas agir. Quoiqu’on ne doive pas prendre le vrai pour le vraisemblable, on doit néanmoins se déterminer par rapport aux choses de pratique, à s’en contenter comme du vrai, n’arrêtant les yeux de l’esprit que sur les apparences de vérité, qui dans le vraisemblable surpassent les apparences du faux.

La raison de ceci est évidente, c’est que par rapport à la pratique il faut agir, & par conséquent prendre un parti : si l’on demeuroit indéterminé, on n’agiroit jamais ; ce qui seroit le plus pernicieux comme le plus impertinent de tous les partis. Ainsi pour ne pas demeurer indéterminé, il faut comme fermer les yeux à ce qui pourroit paroître de vrai dans le parti contraire à celui qu’on embrasse actuellement. A la vérité dans la délibération on ne peut regarder de trop près aux diverses faces ou apparences de vrai qui se rencontrent de côté & d’autre, pour se bien assurer de quel côté est le vraisemblable ; mais quand on en est une fois assuré, il faut par rapport à la pratique, le regarder comme vrai, & ne le point perdre de vue : sans quoi on tomberoit nécessairement dans l’inaction ou dans l’inconstance ; caractere de petitesse ou de foiblesse d’esprit.

Dans la nécessité où l’on est de se déterminer pour agir ou ne pas agir, l’indétermination est toujours un défaut de l’esprit, qui au milieu des faces diverses d’un même objet, ne discerne pas lesquelles doivent l’emporter sur les autres. Hors de ce besoin, on pourroit très-bien, & souvent avec plus de sagesse, demeurer indéterminé entre deux opinions qui ne sont que vraisemblables.

Vraisemblance, (Poésie.) La premiere regle que doit observer le poëte, en traitant les sujets qu’il a choisis, est de n’y rien insérer qui soit contre la vraisemblance. Un fait vraisemblable est un fait possible dans les circonstances où on le met sur la scène. Les fictions sans vraisemblance, & les événemens prodigieux à l’excès, dégoûtent les lecteurs dont le jugement est formé. Il y a beaucoup de choses, dit un grand critique, où les poëtes & les peintres peuvent donner carriere à leur imagination ; il ne faut pas toujours les resserrer dans la raison étroite & rigoureuse ; mais il ne leur est pas permis de mêler des choses incompatibles, d’accoupler les oiseaux avec les serpens, les tigres avec les agneaux.

Sed non ut placidis coeant immitia, non ut
Serpentes avibus geminentur, tigribus agni.

Art poétiq. v. 14.

Si de telles licences révoltantes sont défendues aux poëtes, d’un autre côté les événemens où il ne regne rien de surprenant, soit par la noblesse du sentiment, soit par la précision de la pensée, soit par la justesse de l’expression, paroissent plats ; l’alliance du merveilleux & du vraisemblable, où l’un & l’autre ne perdent point leurs droits, est un talent qui distingue les poëtes de la classe de Virgile, des versificateurs sans invention, & des poëtes extravagans ; cependant un poëme sans merveilleux, déplaît encore davantage qu’un poëme fondé sur une supposition sans vraisemblance.

Comme rien ne détruit plus la vraisemblance d’un fait, que la connoissance certaine que peut avoir le spectateur que le fait est arrivé autrement que le poëte ne le racconte ; les poëtes qui contredisent dans leurs ouvrages des faits historiques très connus, nuisent beaucoup à la vraisemblance de leurs fictions. Je sais bien que le faux est quelquefois plus vraisemblable que le vrai, mais nous ne réglons pas notre croyance des faits sur leur vraisemblance métaphysique, ou sur le pié de leur possibilité, c’est sur la vraisemblance historique. Nous n’examinons pas ce qui doit arriver plus probablement, mais ce que les témoins nécessaires, & ce que les historiens racon-

tent ; & c’est leur récit, & non pas la vraisemblance,

qui détermine notre croyance. Ainsi nous ne croyons pas l’événement qui est le plus vraisemblable & le plus possible, mais ce qu’ils nous disent être véritablement arrivé. Leur déposition étant la regle de notre croyance sur les faits, ce qui peut être contraire a leur déposition, ne sauroit paroître vraisemblable : or comme la vérité est l’ame de l’histoire, la vraisemblance est l’ame de la poésie.

Je ne nie pas néanmoins qu’il n’y ait des vraisemblances théatrales, par exemple en matiere d’opéra, auxquelles on est obligé de se prêter ; en accordant cette liberté aux poëtes, on en est payé par les beautés qu’elle le met en état de produire. Il y a des vraisemblances d’une autre espece pour l’épopée ; cependant il faut dans ce genre même, rendre par l’adresse & le génie, les suppositions les plus vraisemblables qu’il soit possible, comme Virgile a fait pour pallier la bisarrerie de ce cheval énorme que les Grecs s’aviserent de construire pour se rendre maîtres de Troie.

Ces réflexions peuvent suffire sur la vraisemblance en général, la question particuliere du vraisemblable dramatique a été traitée au mot Poésie dramatique. (D. J.)

Vraisemblance pittoresque, (Peinture.) Il est deux sortes de vraisemblances en peinture ; la vraisemblance méchanique, & la vraisemblance poétique. Indiquons d’après M. l’abbé du Bos, en quoi consistent l’une & l’autre.

La vraisemblance méchanique exige de ne rien représenter qui ne soit possible, qui ne soit encore suivant les lois de la statique, les lois du mouvement, & les lois de l’optique. Cette vraisemblance méchanique, consiste donc à ne point donner à une lumiere d’autres effets que ceux qu’elle avoit dans la nature : par exemple, à ne lui point faire éclairer les corps sur lesquels d’autres corps interposés l’empêchent de tomber : elle consiste à ne point s’éloigner sensiblement de la proportion naturelle des corps, à ne point leur donner plus de force qu’il est vraisemblable qu’ils en puissent avoir. Un peintre pécheroit contre ces lois, s’il faisoit lever par un homme foible, & dans une attitude gênée, un fardeau qu’un homme qui peut faire usage de toutes ses forces, auroit peine à ébranler. Encore moins faut-il faire porter à une figure, un tronc de colonnes, ou quelqu’autre fardeau d’une pesanteur excessive, & au-dessus des forces d’un Hercule. Il est aisé à un artiste de ne pas pécher contre la vraisemblance méchanique, parce que avec un peu de lumieres, & des regles formelles qu’il trouve dans tous les ouvrages de peinture, il est en état d’éviter les erreurs grossieres ; mais la vraisemblance poétique est un art tout autrement difficile à acquérir. Ainsi nous devons nous arrêter davantage à en représenter toute l’étendue.

La vraisemblance poétique consiste en général, à donner toujours à ses personnages, les passions qui leur conviennent, suivant leur âge, leur dignité, suivant le tempérament qu’on leur prête, & l’intérêt qu’on leur fait prendre dans l’action. Elle consiste encore à observer dans son tableau ce que les Italiens appellent il costume, c’est-à-dire à s’y conformer à ce que nous savons des mœurs, des usages, des rites, des habits, des bâtimens, & des armes particulieres des peuples qu’on veut représenter. Enfin la vraisemblance poétique consiste à donner aux personnages d’un tableau, leur tête & leur caractere connu, quand ils en ont un.

Quoique tous les spectateurs dans un tableau deviennent des acteurs, leur action néanmoins ne doit être vive qu’à proportion de l’intérêt qu’ils prennent à l’événement dont on les rend témoins. Ainsi le sol-