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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 17.djvu/536

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teur, page de son dictionnaire 1372, il ne s’en souvient plus à la page suivante. « Il est certain, dit-il, qu’Othon ne peut sans usure, c’est-à-dire ici sans injustice, exiger un intérêt ; car quoiqu’il se soit engagé de ne répéter que dans le terme de trois ans, la somme qu’il a prêtée à Silvain, il ne peut pas être censé l’avoir aliénée. La raison en est qu’il est toujours vrai de dire qu’il la pourra répéter au terme echu, ce qui ne seroit pas en son pouvoir, s’il y avoit une aliénation réelle & véritable ».

Après des contradictions si bien avérées, & dont je trouverois cent examples, peut-on nous opposer encore l’autorité des casuistes ?

Les légistes sont aussi en contradiction avec eux-mêmes sur l’article de l’usure, & je le montrerai dans la suite. Je me contente d’exposer à présent ce qu’ils disent de favorable à ma thèse. Ils reconnoissent qu’on peut léguer une somme à quelqu’un, à condition qu’un autre en aura l’usufruit, & que l’usage par conséquent n’emporte pas la propriété. Si tibi decem millia legata fuerint, mihi eorumdem decem millium ususfructus, fient quidem tua tota decem millia. L. VI. in princip. D. de usufructu earum rerum. 7-5.

« Si vous ayant légué dix mille écus, on m’en laissoit l’usufruit, ces dix mille écus vous appartiendroient en propriété ». On voit donc en effet que la somme qui doit passer pour un tems à l’usufruitier, appartient réellement au légataire, fient quidem tua tota, & il en a si bien le vrai domaine, qu’il peut, comme on l’a dit, le transporter à un autre. C’est donc perdre de vue les principes les plus communs, ou plutôt c’est confondre des objets très différens, que de disputer la propriété à celui qui prête ; car, comme nous l’avons observé, dès qu’on ne peut lui contester le droit de réclamer ce qu’il a prêté, c’est convenir qu’il en a toujours été le propriétaire, qualité que la raison lui conserve, comme la loi positive. Qui actionem habet ad rem recuperandam, ipsam rem habere videtur, l. XV. D. de regulis juris.

Et quand même pour éviter la dispute, on abandonneroit cette dénomination de propriété à l’égard du prêteur ; il est toujours vrai qu’au moment qu’il a livré, par exemple, ses cent louis, il en étoit constamment le propriétaire, & qu’il ne les a livrés qu’en recevant une obligation de pareille valeur, à la charge de l’usure légale & compensatoire ; condition sincerement agréée par l’emprunteur, & qui par conséquent devient juste, puisque volenti non fit injuria, condition du reste qui ne lui est point onéreuse, d’autant qu’elle est proportionnée aux produits des fonds & du négoce ; d’où j’infere que c’est un commerce d’utilités réciproques, & qui mérite toute la protection des lois.

Sur ce qu’on dit que l’argent est stérile, & qu’il périt au premier usage qu’on en fait, je réponds que ce sont-là de vaines subtilités démenties depuis longtems par les négociations constantes de la société. L’argent n’est pas plus stérile entre les mains d’un emprunteur qui en fait bon usage, qu’entre les mains d’un commis habile qui l’emploie pour le bien de ses commettans. Aussi Justinien a-t-il évité cette erreur inexcusable, lorsque parlant des choses qui se consument par l’usage, il a dit simplement de l’argent comptant, quibus proxima est pecunia numerata, namque ipso usu assiduâ permutatione, quodammodo extinguitur ; sed utilitatis causâ senatus censuit posse etiam earum rerum usumfructum constitui. §. 2. inst. de usufructu. 2-4.

Il est donc certain que l’argent n’est point détruit par les échanges, qu’il est représenté par les fonds ou par les effets qu’on acquiert, en un mot, qu’il ne se consume dans la société que comme les grains se consument dans une terre qui les reproduit avec avantage.

Quant à la stérilité de l’argent, ce n’est qu’un conte puérile. Cette prétendue stérilité disparoit en plusieurs cas, de l’aveu de nos adversaires. Qu’un gendre, par exemple, à qui l’on donne vingt mille francs pour la dot de sa femme, mais qui n’a pas occasion de les employer, les laisse peur un tems entre les mains le son beau-pere, personne ne conteste au premier le droit d’en toucher l’intérêt, quoique le capital n’en soit pas aliéné. Ces vingt mille francs deviennent-ils féconds, parce qu’on les appelle deniers dotaux ? Et si le beau-pere avoit eu d’ailleurs une pareille somme, pourroit-on croire sérieusement qu’elle fut en soi moins fructueuse, moins susceptible d’intérêt ? Qu’une somme inaliénée vienne d’un gendre ou d’un étranger, elle ne change pas de nature par ces circonstances accidentelles ; & si l’excellente raison d’un ménage à soutenir autorise ici le gendre à recevoir l’intérêt de la dot, cette raison aura la même force à l’égard de tout autre citoyen. De même une sentence qui adjuge des intérêts, n’a pas la vertu magique de rendre une somme d’argent plus féconde ; cette somme demeure physiquement telle qu’elle étoit auparavant.

A l’égard des risques du preneur, rien de plus équitable, puisqu’il emprunte à cette condition. Celui qui loue des meubles & à qui on les vole, celui qui prend une ferme & qui s’y ruine, celui qui loue une maison pour une entreprise où il échoue, tous ces gens-là ne supportent-ils pas les risques, sans que leurs malheurs ou leur imprudence les déchargent de leurs engagemens. D’ailleurs on fait souvent de ce qu’on emprunte un emploi fructueux qui ne suppose proprement ni risque ni travail. Quand j’achete, par exemple, au moyen d’un emprunt, tel papier commerçable, telle charge sans exercice, &c. je me fais sans peine un revenu, un état avantageux avec l’argent d’autrui, ære alieno. Quoi l’on ne trouve pas mauvais que j’use du produit d’une somme qui ne m’appartient pas, & l’on trouve mauvais que le propriétaire en tire un modique avantage ! Que devient donc l’équité ? Qui est-ce qui dédommagera le créancier de la privation de son argent, & des risques de l’insolvabilté ? Car si l’on y fait attention, l’on verra que c’est principalement sur lui que tombent les faillites & les pertes ; de sorte que le res perit domino n’est encore ici que trop véritable à son égard.

D’un autre côté, que l’emprunteur ne fasse valoir l’argent d’autrui qu’à l’aide de son industrie, il est également juste que le bailleur ait part au bénéfice ; & l’on ne voit encore ici que de l’égalité, puisque l’emprunteur profite lui-même des cinquante années de travail & d’épargne qui ont enfanté les sommes qu’on lui a livrées, & qui ont rendu fructueuse une industrie, toute seule insuffisante pour les grandes entreprises. Réflexion qui découvre le peu de fondement du reproche que S. Grégoire de Nazianze fait à l’usurier, en lui objectant qu’il recueille où il n’a point semé, colligens ubi non seminarat. Orat. 15.

En effet celui-ci peut répondre avec beaucoup de justesse & de vérité, qu’il seme dans le commerce usuraire & son industrie & celle de ses ancêtres, en livrant des sommes considérables, qui en sont le fruit tardif & pénible.

On nous oppose encore l’autorité d’Aristote, & l’on nous dit avec cet ancien philosophe, que l’argent n’est pas destiné à procurer des gains ; qu’il n’est établi dans le commerce que pour en faciliter les opérations ; & que c’est intervertir l’ordre & la destination des choses, que de lui faire produire des intérêts.

Sur quoi, je dis qu’il n’y a point de mal à étendre la destination primitive des especes ; elles ont été inventées, il est vrai, pour la facilité des échanges, usage qui est encore le plus ordinaire aujourd’hui ;