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fixation est devenue une loi dans chaque état, & c’est ce prix connu & déterminé, que nous appellons usure légale ; fruit civil ou légitime acquis au créancier, comme une indemnité raisonnable de l’usage qu’il donne de son argent à un emprunteur qui en use à son profit.

C’est ainsi que les hommes en cherchant leurs propres avantages avec la modération prescrite par la loi, & qui seroit peut-être assez balancée par un conflit d’intérêts, entretiennent sans y penser, une réciprocation de services & d’utilités qui fait le vrai soutien du corps politique.

Montrons à présent que nous n’avons rien avancé jusqu’ici qui ne soit conforme à la doctrine des casuistes.

C’est une maxime constante dans la morale chrétienne, qu’on peut recevoir l’intérêt d’une somme, toutes les fois que le prêt qu’on en fait entraîne un profit cessant ou un dommage naissant, lucrum cessans aut damnum emergens. Par exemple, Pierre expose à Paul qu’il a besoin de mille écus pour terminer une affaire importante. Paul répond que son argent est placé dans les fonds publics, ou que s’il ne l’est pas actuellement, il est en parole pour en faire un emploi très-avantageux ; ou qu’enfin il en a besoin lui-même pour réparer des bâtimens qui ne se loueroient pas sans cela. Pierre alors fait de nouvelles instances pour montrer le cas pressant où il se trouve, & détermine Paul à lui laisser son argent pendant quelques années, à la charge, comme de raison, d’en payer l’intérêt légal.

Dans ces circonstances les casuistes reconnoissent unanimement le lucre cessant ou le dommage naissant ; & conviennent que Paul est en droit d’exiger de Pierre l’intérêt légal ; & cet intérêt, disent-ils, n’est pas usuraire ; ou, comme ils l’entendent, n’est pas injuste. Consultez entr’autres le pere Sémelier dont l’ouvrage surchargé d’approbations, est proprement le résultat des conférences ecclésiastiques tenues à Paris sous le cardinal de Noailles, c’est à-dire, pendant le regne de la saine & savante morale.

« Si les intérêts, dit-il, sont prohibés, les dédommagemens bien loin d’être défendus, sont ordonnés par la loi naturelle, qui veut qu’on dédommage ceux qui souffrent pour nous avoir prêté. Conf. ecclés. p. 254. Les saints peres… saint Augustin entre autres, dans sa lettre à Macédonius, ont expliqué les regles de la justice que les hommes se doivent rendre mutuellement. N’ont-ils pas enseigné après Jesus-Christ qu’ils doivent se traiter les uns les autres, comme ils souhaitent qu’on les traite eux-mêmes, & qu’ils ne doivent ni refuser, ni faire à leurs freres ce qu’ils ne voudroient pas qu’on leur refusât ni qu’on leur fit. Or cette regle si juste n’est-elle pas violée, si je n’indemnise pas celui qui en me prétant, sans y être obligé, se prive d’un gain moralement certain, &c. » Ibid. p. 280.

On lit encore au même volume, « que quand pour avoir prêté on manque un gain probable & prochain, le lucre cessant est un titre légitime ; vérité, dit le conférencier, reconnue par les plus anciens canonistes Ancaranus, Panorme, Gabriel, Adrien VI. &c. qui tous forment une chaîne de tradition depuis plusieurs siecles, & autorisent le titre du lucre cessant …… Ces canonistes si éclairés ont été suivis, dit-il, dans cette décision par les évêques de Cahors & de Châlons … par les théologiens de Grenoble, de Périgueux, de Poitiers, &c. » Ibid. p. 285.

S. Thomas reconnoît aussi que celui qui prête peut stipuler un intérêt de compensation à cause de la perte qu’il fait en prêtant, lorsque par-là il se prive d’un gain qu’il devoit faire ; car dit-il, ce n’est pas

là vendre l’usage de son argent, ce n’est qu’éviter un dommage. Ille qui mutuum dat, potest absque peccato in pactum deducere cum eo qui mutuum accipit, recompensationem damni, per quod substrahitur sibi aliquid quod debet habere ; hoc enim non est vendere usum pecuniæ, sed damnum vitare, II. ij. quæst. lxxxviij. art. 2. Ou comme dit saint Antonin, parlant de celui qui paie avant terme, & qui retient l’escompte, tunc non est usura, quia nullum ex hoc lucrum consequitur, sed solum conservant se indemnem. Secunda parte summoe theol. tit. 1. cap. viij.

Je conclus de ces propositions que tous ceux qui prêtent à des gens aisés sont dans le cas du lucre cessant ou du dommage naissant. En effet, à qui peut-on dire le mot de S. Ambroise, profit alii pecunia quæ tibi otiosa est ? Où est l’homme qui ne cherche à profiter de son bien, & qui n’ait pour cela des moyens moralement surs ? S’il étoit cependant possible qu’un homme se trouvât dans l’étrange hypothèse que fait ce pere, nous conviendrions volontiers que s’il prêtoit, il devroit le faire sans intérêt ; mais en général tout prêteur peut dire à celui qui emprunte, en vous remettant mon argent, je vous donne la préférence sur les fonds publics, sur l’hôtel-de-ville, les pays d’états, la compagnie des Indes, &c. sur le commerce que je pourrois faire, je néglige enfin pour vous obliger des gains dont j’ai une certitude morale ; en un mot je suis dans le cas du lucre cessant, puisque, selon l’expression de S. Thomas, vous m’ôtez un profit que j’avois déjà, ou que vous empêchez celui que j’allois faire, mihi ausers quod actu habebam aut impedis ne adipisear quod eram in via habendi. II. ij. quæst. 64. art. 4. Il est donc juste que vous m’accorcordiez l’intérêt honnête que je trouverois ailleurs.

Cette vérité est à la portée des moindres esprits ; aussi s’est-elle fait jour au-travers des préjugés contraires, & c’est pour cela qu’on admet l’intérêt dans les emprunts publics, de même que dans les négociations de banque & d’escompte ; ensorte qu’il n’est pas concevable qu’on ose encore attaquer notre proposition. Mais il est bien moins concevable que S. Thomas se mette là-dessus en contradiction avec lui-même ; c’est pourtant ce qu’il fait d’une maniere bien sensible, sur-tout dans une réponse à Jacques de Viterbe qui l’avoit consulté sur cette matiere ; car oubliant ce qu’il établit si-bien en faveur de l’intérêt compensatoire qu’il appelle recompensationem damni, il déclare expressément que le dommage qui naît d’un payement fait avant terme n’autorise point à retenir l’escompte ou l’intérêt, par la raison, dit-il, qu’il n’y a pas d’usure qu’on ne pût excuser sur ce prétexte ; nec excusatur per hoc quod solvendo ante terminum gravatur … quia eâdem ratione possent usurarii excusari omnes. Mais laissons ce grand docteur s’accorder avec lui-même & avec S. Antonin ; & voyons enfin à quoi se réduit la gratuité du prêt telle qu’elle est prescrite en général par les théologiens.

Quelqu’un, je le suppose, vous demande vingt mille francs à titre d’emprunt ; on avoue que vous n’êtes pas tenu de les prêter ; mais suivant la doctrine de l’école, suppose que vous acceptiez la proposition, vous devez prêter la somme sans en exiger d’intérêts ; car si vous vendiez, dit-on, l’usage d’une somme que vous livrez pour un tems, ce seroit de votre part un profit illicite & honteux, une usure, un vol, un brigandage, un meurtre, un parricide ; expressions de nos adversaires que je copie fidelement : en un mot, vous ne pouvez recevoir aucun intérêt quoique vous prêtiez pour un tems considérable, quand vous ne demanderiez qu’un pour cent par année. L’usure est, disent-ils, tout ce qui augmente le principal, usura est omnis accessio ad sortem. Cependant il vous reste une ressource consolan-