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dit que pendant qu’il portoit les armes contre les Sabins, sa maison avoit été pillée & brûlée par les ennemis, qui avoient en même tems pris ses bestiaux & ruiné sa récolte : qu’après cela les besoins de la république ayant exigé de fortes contributions, il avoit été obligé d’emprunter pour y satisfaire, & que les usures ayant beaucoup augmenté sa dette, il avoit vendu d’abord son patrimoine, & ensuite ses autres effets ; mais que cela ne suffisant pas encore pour l’acquitter, il s’étoit vu réduit par la rigueur de la loi à devenir l’esclave de son créancier, qui en conséquence non-seulement l’avoit accablé de travaux, mais l’avoit encore excédé par des traitemens honteux & cruels, dont il montroit les marques récentes sur son corps meurtri de coups. A cette vue il s’éleve un cri qui porte le trouble dans toute la ville. Les plébéiens mutinés se répandent dans tous les quartiers, & mettent en liberté tous les citoyens detenus pour dettes. Ceux-ci se joignant aux premiers, & implorant la protection du nom romain, augmentent la sédition ; à chaque pas il se présente de nouveaux compagnons de révolte, &c. »

Nous trouvons dans l’histoire sainte des traits également intéressans sur le même sujet. Nous y apprenons que l’usure étoit si ruineuse parmi les Juifs, & qu’on en exigeoit le payement avec tant de rigueur, que les emprunteurs étoient quelquefois réduits pour y satisfaire, à livrer leurs maisons, leurs terres & jusqu’à leurs enfans. Néhémie, au tems d’Esdras, vers l’an 300 de Rome, envoyé par Artaxerces Longuemain pour commander en Judée, & pour rebâtir Jérusalem, nous en parle comme témoin oculaire, & nous en fait un récit des plus touchans. Esdras, l. II. ch. v.

« Les pauvres, dit-il, accablés par leurs freres, c’est à-dire leurs concitoyens, parurent disposes à un soulevement ; on vit sortir en foule hommes & femmes remplissant Jérusalem de plaintes & de clameurs. Nous avons plus d’enfans que nous n’en pouvons nourrir, disoient les uns ; il ne nous reste plus d’autre ressource que de les vendre pour avoir de quoi vivre. Nous sommes forcés, disoient les autres, d’emprunter à usure & d’engager notre patrimoine, tant pour fournir à nos besoins que pour payer les tributs au roi, sommes-nous de pire condition nous & nos enfans que les riches qui nous oppriment, & qui sont nos freres ? Cependant nos enfans sont dans l’esclavage, & nous sommes hors d’état de les racheter, puisque nous voyons déja nos champs & nos vignes en des mains étrangeres ».

Néhémie attendri parla vivement aux magistrats & aux riches, de l’usure qu’ils exigeoient de leurs freres. « Vous savez, leur dit il, que j’ai racheté, autant qu’il m’a été possible, ceux de nos freres qui avoient été vendus aux étrangers ; vous au contraire, vous les remettez dans l’esclavage, pour que je les en retire une seconde fois. Votre conduite est inexcusable ; elle prouve que la crainte du Seigneur ne vous touche pas ; & vous vous exposez au mépris de nos ennemis. » Ils ne surent que répondre à ce juste reproche. Il leur dit donc alors : « Nous avons prêté à plusieurs, mes freres, mes gens & moi, nous leur avons fourni sans intérêt de l’argent & du grain ; faisons tous ensemble un acte de générosité ; remettons à nos freres ce qu’ils nous doivent, & en conséquence qu’on leur rende sur le champ leurs maisons & leurs terres, & qu’il ne soit plus question de cette centesime que vous avez coutume d’exiger tant pour l’argent que pour les grains, l’huile & le vin que vous leur prêtez. Sur cela chacun promit de tout rendre : ce qui fut aussi-tôt exécuté ».Ibid.

Mais dans quel siecle voyoit-on chez les Juifs une usure si générale ? usure que les prêtres mêmes exerçoient puisque Néhémie leur en parla, & leur fit promettre d’y renoncer à l’avenir. Vocavi sacerdotes & adjuravi eos us facerent, &c. Ibid. v. 12. Tout cela se pratiquoit au siecle même d’Ezéchiel, au retour de la captivité, c’est-à-dire dans un tems ou ces peuples paroissoient rentrer en eux-mêmes, & travailler de concert à réparer les désastres qu’une longue absence & de longues guerres avoient attirés sur leur patrie.

L’usure n’étoit pas moins onéreuse aux pauvres sous le regne de David, puisqu’annonçant en prophete la prospérité future de Salomon, son successeur & son fils, il prédit que cet heureux monarque délivreroit le pauvre de l’oppression des riches, & qu’il le garantiroit des violences de l’usure. Ps. 71. 12. 13. 14.

Voilà donc l’usure établie parmi le peuple de Dieu ; mais remarquons que le roi prophete parle d’une usure qui attaque jusqu’à la vie des nécessiteux, animas pauperum salvas faciet, ex usuris & iniquitate redimet animas eorum. Ibid.

Ezéchiel suppose aussi l’usure exercée par un brigand, qui désole principalement les pauvres & les indéfendus. Latronem . . . egenum & pauperem contristantem, ad usuram dantem. xviij. 12. 13. Rappellons ici que l’usure légale étoit la centésime pour l’argent, c’est-à-dire douze pour cent par année ; mais c’étoit bien pis pour les grains : c’étoit cinquante pour cent d’une récolte à l’autre. Si summa crediti in duobus modiis fuerit, tertium modium ampliùs consequantur . . . quæ lex ad solas pertinet fruges, nam pro pecuniâ ultra singulas centesimas creditor vetatur accipere. Cod. theod. tit. de usuris. C’étoit véritablement exercer l’usure contre les pauvres ; car on ne voit que de tels gens emprunter quelques mesures de grain ; mais c’étoit exercer une usure exorbitante, & qui paroît telle aujourd’hui aux hommes les plus intéressés.

Après cela faut-il s’étonner que des prophetes aient confondu le commerce usuraire avec l’injustice, avec la fraude & le brigandage ? Combien ne devoient-ils pas être touchés en voyant ces horreurs dans une nation, dont les membres issus d’une souche commune & connue étoient proprement tous freres &c tous égaux ; dans une nation à laquelle Dieu avoit donné les lois les plus douces & les plus favorables, & où il ne vouloit pas enfin qu’il y eût personne dans la misere. Omninò indigens & mendicus non erit inter vos. Deut. xv. 4.

Dans ces circonstances, l’usure ne fournissoit aux prophetes que trop de sujets de plaintes & de larmes. Ces saints personnages voyoient avec douleur que de pauvres familles ne trouvoient dans l’emprunt qu’un secours funeste qui aggravoit leur misere, & qui souvent les conduisoit à se voir dépouillés de leurs héritages, à livrer jusqu’à leurs enfans pour appaiser leurs créanciers. Nous l’avons vu dans le récit de Néhémie. Ecce nos subjugamus filios nostros & filias nostras in servitutem, &c. Esdr. ij. 55. On le voit encore dans les plaintes de cette veuve pour qui Elisée fit un miracle, dans le tems qu’on alloit lui enlever ses deux fils Ecce creditor venit ut tollat duos filios meos ad serviendum sibi. IV. Reg. iv. 1.

Nous avons deja dit que la médiocrité qui faisoit l’état des Hébreux, dispensoit les riches de recourir aux emprunts, & qu’ainsi l’on ne prêtoit guere qu’à des pauvres qui pouvoient seuls se trouver dans le besoin. Du reste s’il se faisoit quelques prêts entre les gens aisés, comme l’usure modérée étoit permise par le droit naturel, Moïse, de l’aveu du p. Semelier, la toléra dans les Juifs ad duritiam cordis . . . . à l’égard des riches & des étrangers. Conf. eccl. p. 130. Mais le sanhedrin ou le conseil de la nation étoit au-moins