Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 17.djvu/552

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

été portés à condamner l’usure qu’à cause des cruautés qui l’accompagnoient de leur tems ? Aussi l’attaquent-ils sans cesse, comme contraire à la charité chrétienne, & à la commisération que l’on doit à ses semblables dans l’infortune. Ils parlent toujours du prêt gratuit comme d’un devoir que la nature & la religion nous imposent ; & par conséquent, je le répete, ils n’ont eu en vue que les pauvres ; car encore un coup, il est constant que personne n’est tenu de prêter gratis aux gens aisés. Ces saints docteurs n’exigent donc pas qu’un homme prête à son desavantage pour augmenter l’aisance de son prochain. En un mot, ils n’ont jamais trouvé à redire que l’homme pécunieux cherchât des emprunteurs solvables pour tirer de ses especes un profit honnête, ou comme dit saint Chrysostome, ut inde proventus ipsi esset magnus. Mais du reste nous ne soutenons que l’intérêt de la loi, intérêt qu’elle n’autorise que parce qu’il est équitable, nécessaire, & dès-là sans danger pour la société. Voyons à présent s’il a toujours été approuvé par la législation, & si elle a prétendu le proscrire, quand elle a sévi contre les usuriers.

Nous dirons donc sur cet objet, que c’est uniquement pour arrêter le brigandage de l’usure, que les législateurs ont si souvent prohibé le commerce usuraire ; mais dans ce cas, il faut toujours entendre un négoce inique, préjudiciable au public & aux particuliers, tel que l’ont fait autrefois en France les Italiens & les Juifs.

Saint Louis qui regna dans ces tems malheureux voyant que l’usure étoit portée à l’excès, & ruinoit ses sujets, la proscrivit tout-à-fait par son ordonnance de 1254. Mais ce n’étoit ni un mot que l’on condamnoit alors, ni ce modique intérêt qu’exige le bien public, & que les puissances de la terre n’empêcheront pas plus que le cours des rivieres. C’étoit une usure intolérable, c’étoit en un mot l’usure des Juifs & des Lombards, qui s’engraissoient dans ce tems-là des miseres de la France. La loi leur accordoit l’intérêt annuel de 4 sols pour livre, quatuor denarios in mense, quatuor solidos in anno pro librâ. Cela faisoit vingt pour cent par année, que l’on réduisoit à quinze pour les foires de Champagne. C’est ce que l’on voit par une ordonnance de 1311, publiée sous Philippe le Bel, qui monta sur le trône quinze ans après la mort de saint Louis. Ce taux excessif ne satisfaisoit pas encore l’avidité des usuriers. Le cardinal Hugue, contemporain de notre saint roi, nous les représente comme des enchanteurs, qui, sans battre monnoie, faisoient d’un tournois un parisis, sine percussione mallei faciunt de turonensi parisiense, Hug. card. in psal. 14. c’est-à-dire, que pour vingt sols ils en tiroient vingt-cinq ; ce qui fait le quart en sus, ou 25 pour cent ; usure vraiment exorbitante, & qui meritoit bien la censure des casuistes & la sévérité des lois.

Ce fut dans ces circonstances que saint Louis, témoin des excès de l’usure, & des vexations qui s’ensuivoient contre les peuples, la défendit tout-à-fait dans le royaume. Mais par-là ce prince manqua le but qu’il se proposoit ; & dans un siecle d’impolitie & de ténebres cui souffroit les guerres particulieres, qui sanctifioit les croisades, dans un siecle de superstition qui admettoit le duel & l’épreuve du feu pour la conviction des criminels, dans un siecle, en un mot où les vrais intérêts de la religion & de la patrie étoient presque inconnus, saint Louis en proscrivant toute usure, donna dans un autre excès qui n’opéra pas encore le bien de la nation. Il arriva bientôt, comme sous l’empereur Basile, que l’invincible nécessité d’une usure compensatoire fit tomber en désuétude une loi qui contrarioit les vues d’une sage police, & qui anéantissoit les communications indispensables de la société. C’est ce qui parut évi-

damment en ce que l’on fut obligé plusieurs fois de

rappeller les usuriers étrangers, à qui l’on accordoit quinze & vingt pour cent d’un intérêt que la loi rendoit licite ; & qui par mille artifices en tiroient encore davantage.

Il résulte de tous ces faits, que si les puissances ont frappé l’usure, leurs coups n’ont porté en général que sur celle qui attaquant la subsistance du pauvre, & le patrimoine d’une jeunesse imprudente, mine par-là peu-à-peu & ronge insensiblement un état. Mais cette usure détestable ne ressemble que par le nom à celle qui suit les prêts de commerce ; prêts qui ne portent aujourd’hui qu’un intérêt des plus modiques, prêts en conséquence recherchés par les meilleurs économes, & qui par l’utile emploi qu’on en peut faire, sont presque toujours avantageux à l’homme actif & intelligent.

Ces réflexions au reste sont autant de vérités solemnellement annoncées par une déclaration que Louis XIV. donna en 1643, pour établir des monts de piété dans le royaume. Ce prince dit, que les rois ses prédécesseurs … ont, par plusieurs édits & ordonnances, impose des peines à ceux qui faisoient le trafic illicite de prêter argent à excessif intérêt … nous voulons, dit ce monarque, employer tous les efforts de notre autorité royale pour renverser tout-à-la-fois & les fondemens, & les ministres de cette pernicieuse pratique d’usure qui s’exerce dans les principales villes de notre royaume. Et d’autant que le trafic de l’emprunt & du prêt d’argene est très-utile & nécessaire dans nos états … nous avons voulu établir des monts de piété, abolissant de cette sorte & le pernicieux trafic des usuriers, & le criminel usage des usures qu’on y rend arbitraires, à la ruine des familles. Conf. eccl. p. 298.

On voit que ce prince veut empêcher simplement les excès d’une usure arbitraire & ruineuse pour les sujets, & non pas, pesez bien les termes, le trafic de l’emprunt & du prêt d’argent, qu’il déclare très-utile, nécessaire même, quoique l’intérêt dont il s’agissoit alors fût bien au-dessus du denier vingt. On devoit payer par mois trois deniers pour livre au mont de piété ; ce qui fait trente-six deniers ou trois sols par an, triplicam usuram. Conf. eccl. p. 300.

Au surplus, Louis XIV. ne fait ici que suivre des principes invariables de leur nature, & absolument nécessaires en toute société policée. Philippe le Bel, dans l’ordonnance de 1311, ci-dessus alléguée, avoit déjà senti cette vérité. Il avoit reconnu plusieurs siecles avant Louis XIV. qu’il est un intérêt juste & raisonnable, que l’on ne doit pas confondre avec une usure arbitraire & préjudiciable à tout un peuple, graviores usuras, ce sont les termes, substantias populi gravius devorantes prosequimur attentius atque punimus. Mais il ne manque pas d’ajoûter expressément qu’il ne prétend pas empêcher qu’un créancier n’exige, outre le principal qui lui est dû, un intérêt légitime du prêt, ou de quelqu’autre contrat licite, dont il peut tirer de justes intérêts. Verum per hoc non tollimus quominus impunè creditor quilibet interesse legitimum præter sortem sibi debitum possit exigere ex mutuo, vel alio contractu quocumque licito ex quo interesse rationabiliter & licite peti possit vel recipi. Guenois, confér. des ordon. t. I. l. IV. tit. j. p. 621 & 623, édit. de Paris, 1678.

Il y avoit donc des prêts alors, qui sans autre formalité, produisoient par la convention même un intérêt légitime, comme aujourd’hui dans le Bugey, interesse legitimum ex mutuo, ou comme on trouve encore au même endroit, lucrum quod de mutuo recipitur, & par conséquent cet intérêt, ce profit s’exigeoit licitement ; sans doute parce qu’il étoit juste & raisonnable ; rationabiliter & licite peti possit. Il n’est rien de tel en effet que la justice & la raison, c’est-à-dire, dans notre sujet, l’intérêt mutuel des contractans ; & nos adversaires sont obligés de s’y