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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 17.djvu/835

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que tout officier se flatta de devenir général ; cela fit alors un très-bon effet, mais les suites en ont été fâcheuses ; la multiplicité des grades supérieurs les a tous avilis, & le subalterne a supporté son état avec plus d’impatience.

Il ne peut y avoir pour les gens de guerre que deux mobiles, deux principes de zele & d’activité, les honneurs & l’argent : si les honneurs n’ont pas le même éclat qu’ils avoient autrefois, il faut augmenter l’argent ; voyez les Anglois, la principale considération de leurs pays est attachée aux talens de l’esprit, à l’éloquence, au caractere propre, à l’administration ; Pitt a été plus honoré que Boscaven ; Bolinbroke a enlevé à Malboroug le crédit qu’il avoit dans la nation ; ce sont ses représentans que le peuple aime & respecte ; il a quelque sorte de dédain pour l’état militaire, mais on le paie très-bien, & il sert de même.

Il faut imiter les Anglois, mais il faut qu’il nous en coute moins d’argent qu’à eux, parce que notre constitution est plus militaire que la leur, & qu’il est plus aisé en France que chez eux de donner de la considération aux officiers.

Il y a encore d’autres moyens d’ôter au soldat le dégout de son métier ; de tous les soutiens de l’homme, il n’y en a pas en lui de plus puissant que celui de l’indépendance, parce que ce n’est que par elle qu’il peut employer ses autres instincts à son bonheur ; à quelque prix qu’il ait vendu sa liberté, il trouve toujours qu’il l’a trop peu vendue en occupant les premieres places de la société, il se plaint de n’être pas libre, & il se plaint avec plus de bonne foi qu’on ne pense : que doit donc penser le soldat enchaîné ? presque plus d’espérance dans le dernier ordre des citoyens : sa dépendance doit être extrème, la discipline le veut, mais elle n’empêche pas qu’on ne lui rende sa dépendance moins sensible ; il vaut mieux qu’il se croie attaché à un métier, que dans l’esclavage, & qu’il sente ses devoirs que ses fers.

Ne peut-on lui donner un peu plus de liberté ? N’y auroit-il pas des circonstances où le soldat pourroit obtenir un congé absolu, en rendant le prix de l’habillement qu’il emporte, & en mettant en sa place un homme dont l’âge, la taille & la force conviendroient au métier de la guerre ? Des parens infirmes qu’il faut soulager, un bien à gérer, & d’autres causes semblables, ne pourroient-elle faire obtenir ce congé aux conditions que je viens de dire ? Ne pourroit-on pas même le donner ou la faire esperer, du-moins au soldat qui auroit un dégoût durable & invincible pour son état ?

Peut-on penser que les dégoûts seroient aussi fréquents, si les soldats se croyoient moins irrévocablement engagés ? S’ils esperoient pouvoir retrouver leur liberté, chercheroient-ils à se la procurer par la désertion ? N’y a-t-il pas encore un moyen de rendre le soldat moins esclave, & par conséquent empêcher qu’il ne desire une entiere liberté ? Est-il nécessaire qu’il passe dans la garnison tous les momens de l’année, & faut-il l’exercer six mois pour qu’il n’oublie ni le maniment des armes, ni ses devoirs ?

Le roi de Prusse, dont l’état est entierement militaire, & qui pour conserver sa puissance, doit avoir un grand nombre de troupes disciplinées, & toujours sur le meilleur pié possible, donne constamment des congés au tiers de ses soldats ; ceux même qui sont ses sujets, ne restent guere que trois ou quatre mois de l’année à leur régiment, & l’on ne s’apperçoit pas que cet usage ait rien ôté à la précision avec laquelle tous ses soldats font leurs évolutions, ni à leur exactitude dans le service ; absens de leurs régimens ils n’oublient rien de ce qu’ils ont appris, parce qu’ils ont été formés sur de bons principes, & presque tous

servent encore la patrie dans un autre métier que celui de la guerre.

On vient d’adopter à peu de chose près, ces principes. Nos soldats aussi bien instruits que les Prussiens, ne pourroient-ils pas s’absenter de même, & ne pas revenir plus ignorans qu’eux ? Ne pourroit-on pas même retenir aux absens le tiers de leurs payes, & donner ce tiers à ceux qui serviroient pour eux ? Ce seroit même un moyen d’ajouter au bien-être du soldat ; car en vérité il faut s’occuper de son bien-être, non-seulement par humanité, par esprit de justice, mais selon les vues d’une politique éclairée.

Je crois qu’il seroit à-propos de défendre beaucoup moins qu’on ne le fait, aux soldats en garnison de se promener hors des villes où ils sont enfermés ; qu’il ne leur soit pas permis de sortir avec les armes, la police l’exige ; mais à quoi bon les emprisonner dans des murs ? c’est leur donner la tentation de les franchir, c’est redoubler leur ennui ; & peut-être faudroit-il penser à leur procurer de l’amusement ? M. de Louvois s’en occupoit ; il envoyoit des marionnettes & des joueurs de gobelets dans les villes où il y avoit des garnisons nombreuses, & il avoit remarqué que ces amusemens arrêtoient la désertion.

Mais voici un point plus important ; je veux parler de l’esprit national. Rien n’empêchera plus vos soldats de passer chez l’étranger, que d’augmenter en eux cet esprit, & de s’en servir pour les conduire ; s’ils désertoient malgré cette attention de votre part, ils ne tarderoient pas à revenir ; il est pourtant vrai que notre esprit national nous distingue des autres nations plus qu’il ne nous sépare ; nous n’avons rien qui nous rende incompatibles avec elles ; le françois peut vivre par-tout où il y a des hommes ; les Anglois & les Espagnols au contraire pleins de mépris pour les autres peuples, désertent rarement chez les étrangers, & ne s’attachent point à leur service. Il y a dans le peuple en France, comme dans la bonne compagnie, un excès de sociabilité ; un remede à cet inconvénient, quant au militaire, ce seroit d’établir des usages, un certain faste, de certaines manieres, des mœurs même qui les sépareroient davantage des autres nations ; c’est bien fait assurément de prendre la pratique des Prussiens & leur discipline ; mais pour les égaler, faut-il employer les mêmes moyens qu’eux ? la bastonnade en usage chez les Allemands, & que les François ont en horreur ? c’est une des choses qui empêchoit le plus vos soldats de s’attacher au service d’Allemagne ; si vous l’établissiez chez vous, vous ôtez encore ce frein à l’esprit de désertion.

Pourquoi mener avec rudesse une nation qu’on récompense par éloge, ou qu’on punit par un ridicule ? une nation si sensible à l’honneur, à la honte & à son bien-être, ne doit être conduite que par ses mobiles ; vous détruiriez toute sa gaieté ; & s’il la perdoit, il s’accommoderoit aisément des nations chez lesquelles ne brille pas cette qualité si aimable.

Nous avons vu le régiment de M. de Rochambeaut[1] le mieux discipliné, & le mieux tenu & le plus sage de l’armée ; le châtiment terrible qu’il avoit imposé aux soldats négligens, peu exacts, paresseux, &c. étoit de les obliger à porter leurs bonnets toute la journée : c’est avec ce châtiment qu’il avoit fait de son régiment un des meilleurs de France. La prison, quelque retranchement à la paye, l’habitude de punir exactement plutôt que séverement, celle de corriger sans humilier, sans injures, sans mauvais traitemens, peuvent suffire encore pour discipliner vos armées & cette conduire doit inspirer à vos soldats un esprit qui leur donnera de l’éloignement pour le service étranger ; il faut qu’elles n’aient de commun

  1. Le régiment de la Marche à la conquête de l’île de Minorque.