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crainte des lois & des peines qu’elles prononcent, pour contenir les malfaiteurs.

La sureté commune & particuliere exigent des magistrats qui veillent sans cesse à l’exécution des lois : pour que la vie ne soit point à la merci d’un assassin, pour que les biens ne soient point la proie d’un ravisseur, il faut qu’une police exacte & continuelle écarte les brigands des cités & des campagnes : pour vacquer à ses affaires, & communiquer dans tous les endroits où elles obligent de se transporter, les routes doivent être commodes, sures ; ou a pratiqué des grands chemins & bâti des ponts à grands frais ; ce n’est point assez : si on ne les entretient, & avec eux des troupes pour les garder, on ne pourra les fréquenter sans risquer la perte de sa vie ou celle de sa fortune. Il faut enfin dans chaque lieu ou dans chaque canton des juges civils qui vous protegent contre la mauvaise foi d’un débiteur, ou celle d’un plaideur injuste, & qui vous garantisse des entreprises du méchant.

Pour empêcher la corruption de l’air & les maladies qui en résulteroient, il faut maintenir la propreté dans les villes, & pratiquer en un mot une infinité de choses également utiles & commodes pour le public ; comme il est l’unique objet de ces précautions, il est juste qu’il en supporte la dépense : la contribution que chacun y fournit a donc encore pour principe & pour effet l’avantage général & l’utilité particuliere des citoyens.

IV. Nous avons dit que toute société avoit pour cause fondamentale de son institution, la défense & la conservation commune de tous, & celle de ses membres en particulier ; nous venons de voir par combien de ressorts toujours agissans les forces de l’état sont dirigées vers cette fin ; mais l’état n’est qu’un être abstrait qui ne peut faire usage lui-même de ses forces, & qui a besoin d’un agent pour les mettre en action au profit de la communauté. La société ne peut veiller elle-même sur sa conservation & sur celle de ses membres. Il faudroit qu’elle fût incessamment assemblée, ce qui seroit non-seulement impratiquable, mais même contraire à son but. Les hommes ne se sont réunis & n’ont associé leur puissance que pour jouir individuellement d’une plus grande liberté morale & civile ; & puis une société qui veilleroit sans cesse sur tous ses membres, ne seroit plus une société, ce seroit un état sans peuple, un souverain sans sujets, une cité sans citoyens. Le surveillant & le surveillé ne peuvent être le même ; si tous les citoyens veilloient, sur qui veilleroient-ils ? Voilà pourquoi tous ceux qui ont écrit avec quelques principes sur la politique, ont établi que le peuple avoit seul la puissance législative, mais qu’il ne pouvoit avoir en même tems la puissance exécutrice. Le pouvoir de faire exécuter par chacun les conventions de l’association civile, & de maintenir le corps politique dans les rapports où il doit être avec ses voisins, doit être dans un continuel exercice. Il faut donc introduire une puissance correspondante où toutes les forces de l’état se réunissent, qui soit un point central où elles se rassemblent, & qui les fasse agir selon le bien commun, qui soit enfin le gardien de la liberté civile & politique du corps entier & de chacun de ses membres.

Le pouvoir intermédiaire est ce qu’on appelle gouvernement, de quelque espece ou forme qu’il puisse être ; d’où l’on peut conclure évidemment que le gouvernement n’est point l’état, mais un corps particulier constitué pour le régir suivant ses lois.

Ainsi l’administration suprème, sans être l’état, le représente, exerce ses droits, & l’acquitte envers les citoyens de ses obligations ; sans puissance par elle-même, mais dépositaire de la puissance générale, elle a droit d’exiger de tous la contribution qui doit la

former ; & chacun en satisfaisant aux charges que le gouvernement impose à cet égard, ne fait que s’acquitter envers lui-même & envers la société, du tribut de ses forces qu’il s’est engagé de lui fournir, soit en s’unifiant pour la former, soit en restant uni pour la perpétuer & vivre en sureté sous la protection des armes & des lois.

V. Mais la somme des besoins publics ne peut jamais excéder la somme de toutes les forces, elle ne peut même pas être égale ; il n’en resteroit plus pour la conservation particuliere des individus : ils périroient & l’état avec eux.

Une conservation générale qui réduiroit les particuliers à une existence misérable, ressembleroit à celle d’un être dont on décharneroit les membres pour le faire vivre ; ce seroit une chimere. Si elle exige au-delà du superflu de leur nécessaire, quel intérêt auroient les peuples à cette conservation qui les anéantiroit ? Celle de soi-même est le premier devoir que la nature impose aux hommes, & même l’intérêt de la société. Le gouvernement qui n’est établi que pour la garantir & rendre la condition de chacun la meilleure qu’il est possible, condition pourtant qui doit varier sans cesse suivant les circonstances, ne peut rien exiger de prejudiciable à cette conservation individuelle, qui lui est antérieure, mais seulement ce qui est indispensable pour l’assurer en tout ce qui doit y contribuer, autrement il agiroit contradictoirement à la nature & à la fin de son institution.

Ces idées du pouvoir exercé sur les citoyens au nom de la société ne sont point arbitraires ; il est impossible de s’en former aucune des sociétés, sans avoir celles-ci en même tems. Plus la liberté va se dégradant, plus elles s’obscurcissent ; où l’autorité est absolue & par conséquent illégitime, elles sont entierement perdues ; c’est-là qu’on voit la querelle absurde de l’estomac avec les membres, & la ligue ridicule des membres contre l’estomac ; là les chefs commandent & ne gouvernent point. De-là vient que dans les états despotiques tout le monde se croit capable de gouverner, & qu’on immole jusqu’à l’honnêteté à l’ambition d’y parvenir. Avec le pouvoir de la faire exécuter, il ne faut avoir qu’une volonté ; & qui est-ce qui en manque quand il s’agit de prédominer aux autres ?

Si on ne voyoit dans les dignités du ministere que les sollicitudes continuelles qui en sont inséparables ; que l’étendue & la multiplicité des pénibles devoirs qu’elles imposent ; que la supériorité de talens & l’universalite de connoissances qu’il faut pour les remplir ; si ce n’étoit enfin l’envie de dominer & d’acquérir des richesses qui les fît desirer, loin de les rechercher avec tant d’avidité, il n’y a personne qui ne tremblât de succomber sous un fardeau si pesant. Il n’y a pas un visir qui voulût l’être.

C’est une terrible charge que d’avoir à répondre à tout un peuple de son bonheur & de sa tranquillité. Séleucus en sentoit le poids lorsqu’il affirmoit que si l’on savoit combien les soins de gouverner sont laborieux, on ne daigneroit pas ramasser un diadème quand on le trouveroit en chemin ; & Roquelaure disoit une chose de grand sens à Henri IV. lorsqu’il lui répondoit, que pour tous ses trésors il ne voudroit pas faire le métier que faisoit Sully.

Ce n’est point en effet, comme quelques-uns l’ont pensé, parce qu’il y a des êtres qui soient particulierement destinés par la nature à marcher sur la tête des autres, qu’il y a des sociétés civiles & des gouvernemens. Grotius, & ceux qui ont osé avancer avec lui cette proposition, aussi absurde qu’injurieuse à l’espece humaine, ont abusé de ce qu’Aristote avoit dit avant eux. Nul n’a reçu de la nature le droit de commander à son semblable ; au-