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réunis en société, ne pouvant être gouvernés par la multitude, remissent à un seul ou à plusieurs, suivant leur nombre & l’étendue des possessions qu’ils avoient à conserver, le pouvoir de les gouverner, suivant les conventions & les lois de la société qu’ils avoient formée.

C’est encore la raison qui veut que ceux à qui cette autorité est confiée en usent, non selon la force dont ils sont dépositaires, mais conformément à ces mêmes lois, qui, dans le fait, bornent toute leur puissance au pouvoir de les faire exécuter. On demandoit à Archidamus qui est-ce qui gouvernoit à Sparte : ce sont les lois, dit-il, & puis le magistrat suivant les lois. Il faudroit pouvoir faire cette réponse de tous les gouvernemens du monde.

Je sais bien que Grotius n’a pas été le seul qui ait pensé d’une façon contraire à ces principes. Hobbes ne leur paroît pas plus favorable ; mais il ne faut attribuer ce qu’il semble dire d’analogue aux maximes du premier, qu’à ses malheurs personnels, & à la nécessité des circonstances dans lesquelles il s’est trouvé. Ce philosophe s’est enveloppé : il en est de ses ouvrages politiques comme du prince de Machiavel ; ceux qui n’ont vu que le sens apparent qu’ils presentent, n’ont point compris le véritable.

Hobbes avoit un autre but ; en y regardant de près, on voit qu’il n’a fait l’apologie du souverain, que pour avoir un prétexte de faire la satyre de la divinité à laquelle il le compare, & à qui il n’y a pas un honnête homme qui voulût ressembler.

Cette idée lumineuse & juste ne se trouveroit pas ici, si elle se fût présentée plutôt à l’un des plus beaux génies de ce siecle, qui est l’auteur de l’article Hobbes de ce Dictionnaire. Elle explique toutes les contradictions apparentes de l’un des plus forts logiciens & des plus hommes de bien de son tems.

Comment en effet présumer qu’un raisonneur si profond ait pensé qu’un être quelconque pût donner sur lui à un autre être de la même espece un pouvoir indéfini, & qu’en conséquence de cette concession, celui-là pût à la vérité être mal-faisant, mais jamais injuste ? comment imaginer qu’il ait crû que celui que le droit de la guerre permettoit de tuer dans l’état de nature, se soumet à toutes sortes de services & d’obéissances envers celui qui veut bien lui conserver la vie à cette condition, & que cette obligation est, sans restriction, à tout ce qu’il voudra ?

Cette proposition annonce très-distinctement plusieurs contradictions. 1°. Le vainqueur, d’après cet affreux systême, pourroit exiger du vaincu qu’il s’ôtât la vie, qu’il l’ôtât à son pere, à sa femme, à ses enfans, enfin, qu’il sacrifiât ce qu’il a de plus cher, & il ne s’est soumis à cet esclavage infâme, que pour le conserver.

2°. S’il est vrai qu’il soit dans la nature que le plus fort tue le plus foible qui lui résiste, il n’est pas vrai qu’il y soit qu’il le fasse esclave. On n’en verroit point dans l’état de nature, qu’en feroit-on ? Elle permet de tuer, parce qu’il lui est fort indifférent sous quelle forme un être existe ; il ne s’agit pour elle que d’une modification de plus ou de moins, & elle se fait toujours sans aucune peine & sans aucuns frais de sa part ; mais elle ne peut souffrir l’esclavage, parce qu’il ne lui est utile à rien, & qu’elle n’a donné ce droit à aucun être sur un autre.

Où les obligations ne sont pas réciproques, les conventions sont nulles ; pour avoir été dite, cette vérité n’en est pas moins une. N’est-ce pas abuser des mots & de la faculté de raisonner, que de dire : le magistrat qui tient son pouvoir de la loi, n’est pas soumis à la loi ? Malgré S. Augustin qui l’affirme, & malgré tous les sophismes qu’on peut faire pour soutenir cette assertion inhumaine, il est clair qu’en trans-

gressant la loi qui lui donne l’autorité, le magistrat

renverse les fondemens de son pouvoir ; qu’en y substituant sa volonté, il se remet dans l’état de nature par rapport aux autres, & les y restitue par rapport à lui ; que chacun reprend alors contre lui comme il reprend contre tous, le droit de n’avoir pour regle que sa volonté : droit auquel on n’avoit renoncé, que parce qu’il y avoit renonce lui-même, & qu’enfin en violant le pacte social, il dispense envers lui de son exécution, force tous ceux qui s’y sont soumis à rentrer dans le droit naturel de pourvoir à leur défense qu’ils n’avoient aliénée que pour y subroger la loi qui punit les infractions faites à la société, comme un moyen moins violent & plus certain d’assurer leur conservation générale & individuelle.

Si Hobbes eût réellement prétendu comme il le dit, & comme le pense sérieusement Grotius, qu’un peuple qui a remis son droit à un tyran ne subsiste plus ; ne pourroit-on pas lui répondre qu’en ce cas, le tyran ne subsiste plus lui-même. Sur quoi subsisteroit-il ? la multitude (comme l’appelle Hobbes après ce droit remis) diroit au tyran : « je ne suis plus le peuple de qui vous tenez le droit que vous voulez exercer : puisque votre élection m’anéantit : n’étant plus ce que j’étois lorsque j’ai contracté avec vous, étant une autre personne, je ne suis plus tenu d’aucune des conditions, » & ce raisonnement seroit juste.

Les puissances avec lesquelles des souverains détrônés ont contracté des obligations d’état, étant sur le trône, peuvent-elles, lorsqu’ils ne sont plus que des personnes privées, exiger d’eux l’exécution de ces conventions ? Si pendant que le roi Jacques regnoit en Angleterre, la France eût fait avec lui un traité par lequel il se fût engagé à lui céder quelque port de ce royaume, n’eût-elle pas été ridicule de vouloir forcer le même roi Jacques, n’étant plus que simple particulier, & son pensionnaire à Saint Germain, à remplir les conditions du traité, & à remettre le port promis ? Il en est de même de la multitude, si elle cesse d’être peuple aussi-tôt qu’elle a conféré à un autre le droit de la gouverner.

Mais nous allons voir Hobbes lui-même se déceler & convenir de ce principe. « Le premier des moyens (dit il dans un autre chapitre) par lesquels on peut acquérir domination sur une personne, est lorsque quelqu’un, pour le bien de la paix & pour l’intérêt de la défense commune, s’est mis de bon gré sous la puissance d’un certain homme ou d’une certaine assemblée, après avoir convenu de quelques articles qui doivent être observés réciproquement ». Il ajoute, & il faut le remarquer, « c’est par ce moyen que les sociétés civiles se sont établies ».

Voilà donc les droits des peuples reconnus, ainsi que les obligations des souverains envers eux, par celui même qui les leur refusoit, & qui nioit ces obligations. Les hommes en mettant tout ce qu’ils avoient en commun, se sont mis sous la puissance de la société, pour la maintenir & en être protégés. La société en confiant son droit à un ou plusieurs, ne l’a fait qu’à la condition de remplir à sa décharge les obligations auxquelles elle est tenue envers les citoyens. Il n’est donc pas vrai que le souverain à qui le peuple a confié le pouvoir de le gouverner, ne soit plus tenu à rien envers ce même peuple ; car il lui doit tout ce que la société lui devroit elle-même ; & ce qu’elle lui devroit, seroit de le gouverner selon les conditions énoncées ou tacites auxquelles chacun a souscrit en la formant ; mais c’est trop discuter une vérité trop évidente pour avoir besoin d’être démontrée.

Il en résulte que si d’un côté, comme nous l’avons déja fait voir, les citoyens doivent à l’état tout ce qui est nécessaire pour sa défense & sa conservation,