Aller au contenu

Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 17.djvu/860

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

guerres que l’on fait au-dehors, des alliances qu’on y achete, des recompenses démesurées qui s’accordent, & qui sont toujours plus excessives à proportion qu’elles sont moins méritées, enfin du désordre & des prévarications de toutes natures qui se pratiquent dans l’administration de ces revenus.

De tout cela il ne résulte aucune consommation des denrées du pays, par conséquent aucun retour dans l’état des sommes qui y ont été levées.

Celles que la guerre & les traités en font sortir ne rentrent point. Le luxe est la cause ou l’effet de la déperdition des autres qui n’y rentrent pas davantage.

Il en est la cause pour toutes les dépenses qui sont personnelles ou relatives au souverain & à l’éclat qui l’environne : l’effet, parce que la prodigalité de ses dons & le pillage des finances, le font naître ou l’accroissent avec énormité dans ceux qui en profitent.

Or le luxe pour tous les pays du monde n’est que l’usage des matieres étrangeres, il ne consomme donc point au profit de l’état, mais à sa ruine, il cause sans remplacement l’extraction continuelle de ses richesses numéraires ; ce qui fait voir que loin d’avoir l’avantage qu’on lui prête de réparer par la circulation, les inconvéniens de l’extrème disproportion des fortunes inévitable, dit-on, dans les gouvernemens modernes, principalement dans les monarchies ; il appauvrit réellement la république, & diminue les moyens de subsistance pour les indigens, en même raison que les richesses des opulens.

Je sais bien que si ceux qui possedent tout, ne dépensent que le nécessaire, ceux qui ne possedent rien, ne l’auront point ; mais ce que je sçais encore mieux, c’est qu’il leur manque en effet.

Ce n’est pas encore une fois que les riches ne dépensent, & même comme je l’ai dit, beaucoup au-delà de leurs moyens, quoiqu’ils soient immenses, mais les pauvres ni l’état n’y gagnent rien ; c’est l’étranger qui bénéficie de toute cette dépense. Chacun en calculant la sienne peut aisément reconnoître que la consommation des matieres nationales en fait la plus petite partie. Le goût des autres est tellement extravagant, que pour les besoins réels, & les choses même de l’usage le plus ordinaire, on les employe à l’exclusion de celles du pays, dont on ne se sert plus, quoique peut-être elles fussent plus utiles & plus commodes, tant les hommes se sont plû à accroître leur misere par ces besoins imaginaires de tout ce qu’ils n’ont pas.

Je ne dis rien de vague, tout ce qui nous environne l’atteste. Qui est-ce qui n’est pas habillé & meublé de soie, où la soie ne croît point ? il n’y a que celui qui l’est autrement que l’on trouve extraordinaire ; c’est-à-dire que la perversion est si générale, qu’il n’y a plus que celui qui est honnête, modeste & utile à la société, qui soit remarqué comme autrefois le fut à Rome l’intégrité de Caton.

Combien de gens dont la seule parure de chacun suffiroit pour assurer la subsistance de toute une famille, & sur qui on auroit peine à trouver une seule chose que le sol ait produite ; on n’en trouveroit peut-être pas la moitié sur les moins fastueux.

En considérant la nature & le prix de tout ce qui compose ces parures, je me suis souvent étonné de ce qu’il en coûte à l’état pour décorer un fat qui le surcharge encore de son inutilité. Il y a de quoi l’être en effet ; mais on ne s’avise guere de l’observer. Est-ce qu’on a des yeux pour voir, & des têtes pour penser ? D’ailleurs l’universalité du mal empêche qu’il ne soit apperçu.

Encore si ce goût effréné du faste existoit aussi fortement dans toutes les nations, celui des choses étrangeres ; se ruinant également pour se les procu-

rer, leurs richesses relatives resteroient les mêmes,

& leur puissance politique ne changeroit point de rapport ; mais la folie des uns est un moyen de plus pour les autres d’augmenter leur fortune & leur force, ensorte que la perte des premiers est du double. La prospérité des Anglois en est une preuve ; éclairés sur leurs véritables intérêts, par la liberté de penser & d’écrire, ils n’ont point coupé les ailes du génie qui les instruisoit ; au-lieu de menacer ceux qui pouvoient leur donner des leçons utiles, ils les ont invités à s’occuper de la chose publique ; celui qui sait le bien ne craint ni l’examen, ni le blâme de ceux qui sont faits pour le juger. Des ouvriers offroient à Drusus d’empêcher que ses voisins ne pussent voir ce qui se passoit chez lui, s’il vouloit leur donner trois mille écus ; je vous en donnerai six, répondit-il, si vous pouvez faire ensorte qu’on y voie de tous côtés.

C’est au bon esprit que les Anglois doivent la supériorité qu’ils ont acquise dans tous les genres ; mais sur-tout la sagesse qu’ils ont de ne faire le commerce de luxe que pour leurs voisins, dont ils cherchent sans cesse à augmenter les besoins, tandis qu’ils s’efforcent de diminuer les leurs ; ils sont économes des matieres & prodigues de l’argent qu’elles procurent. Leur luxe est de répandre sur l’indigence les gains immenses qu’ils font. Plus utile à l’humanité & moins dangereux pour l’état, il ne les appauvrira jamais, ne consommant point, ou que fort peu, & seulement pour leur plus grande commodité, les marchandises dont le trafic fait leurs richesses ; ils en conservent la source, & n’usent que du produit ; les autres au-contraire les épuisent, & s’interdisent les moyens de les renouveller ; tout notre commerce consiste à faciliter l’entrée des marchandises étrangere, & la sortie de notre argent.

Mais, dira-t-on, la fabrication de ces matieres dans le pays, occupe un grand nombre d’ouvriers à qui elle donne les moyens d’en consommer les denrées ; c’est encore là une objection frivole.

1o. La plûpart y parviennent toutes fabriquées ; indépendamment des étoffes & des choses commestibles, est-ce que les colifichets qui sont les plus précieux & les plus chers ne viennent point tout ouvrés de la Chine, du Japon, des Indes, &c.

Le luxe qui corrompt tout ce qui le touche, consume lui-même les bénéfices qu’il procure. L’ouvrier qui met en œuvre les matieres qui y servent, en fait bientôt usage pour lui-même, sa dépense excede la proportion du gain, ainsi sans rendre sa condition meilleure, il empire celle de l’état, en augmentant la consommation des marchandises étrangeres, & l’extraction des valeurs numéraires.

2o. Mais quand il seroit vrai que ce travail seroit profitable à quelques individus, ce profit des citoyens sur des citoyens mêmes, loin d’enrichir l’état, seroit à son préjudice, puisque sans y faire aucun bénéfice, il y perdroit toujours la valeur des matieres, sans compter celles des denrés nationales qui auroient été employées à la place, & de plus le profit de la circulation de ces valeurs qui en auroit résulté. C’est à une pareille erreur sur ce prétendu bénéfice, que le président de Montesquieu attribue en partie les premieres augmentations qui se firent à Rome sur les monnoies.

Tels sont les véritables effets du luxe, quant à la consommation, à l’industrie, & au travail intérieur qu’il produit. Arrêtons-nous encore un moment à considérer ceux de son commerce extérieur, nous verrons qu’il n’est pas plus avantageux. L’importance de cet objet m’entraîne, & je ne puis le quitter.

Dans ce commerce j’entens la réexportation des matieres étrangeres après qu’elles ont été fabri-