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L’intérêt du fermier étant de grossir le droit au-lieu de l’assimiler à toutes les vicissitudes du commerce qui pourroient en causer la diminution, il ne cherche qu’à l’étendre en tordant le sens de la loi, il tâche par des interprétations captieuses d’assujettir ce qui ne l’étoit pas. J’en ai connu qui pâlissoient des mois entiers sur un édit, pour trouver dans quelques expressions équivoques, qui n’y manquent jamais, de quoi favoriser une exaction plus forte.

Un nouveau droit est-il établi ! pour lui donner plus d’extension, & avoir plus de contraventions à punir, on en suppose : le fermier se fait à lui-même un procès sous un nom emprunté, surprend un jugement qu’il obtient d’autant plus aisément, qu’il n’y a point de contradicteur réel qui s’y oppose, s’en prévaut ensuite. C’est d’avance la condamnation de ceux que l’ignorance de ces prétendues fraudes en rendra coupable. Jamais l’esprit de ruse & de cupidité n’a rien inventé de plus subtil ; aussi ceux qui imaginent ces sublimes moyens sont ils appellés les grands travailleurs & les bons ouvriers.

Au reste, je me crois obligé d’avertir que ceci n’est point une satyre ; la plûpart des nombreux reglemens des fermes ne sont composés que de jugemens anticipés de cette espece, qui font loi même pour ceux qui les ont rendus ; lorsqu’une occasion sérieuse les mettroit dans le cas de décider le contraire, on leur fait voir que c’est une question déja jugée. La paresse s’en autorise & prononce de même ; ainsi celui qui ne présumoit pas qu’il pût être coupable, est tout-à la-fois accusé, convaincu & jugé avant d’avoir su qu’il pouvoit le devenir.

A toutes ces trames ourdies contre la sûreté du commerce & des citoyens, se joignent les évaluations outrées lorsqu’il s’agit de fixer le droit, & de-là vient cette foule de difficultés, de contestations & de procès qui causent dans le transport & la vente des marchandises, des obstacles & des délais qui en occasionnent le dépérissement, souvent la perte entiere, & la ruine de ceux à qui elles appartiennent.

On peut à la vérité laisser sa denrée au traitant pour le prix qu’il y a mis ; mais ce moyen qu’on a cru propre à contenir son avidité, n’est que celui de réunir entre ses mains les finances & le commerce ; il s’emparera, s’il le veut, de toutes les marchandises, deviendra par conséquent le maître des prix, & le seul négociant de l’état ; & cela avec d’autant plus d’avantages & de facilités, que n’ayant à supporter des droits auxquels ces marchandises sont sujettes, que la portion qui en revient au souverain ; il pourra toujours les donner à meilleur compte que les autres négocians qui ne pourront soutenir cette concurrence, témoin la vente des eaux de-vie à Rouen, dont les fermiers sont devenus de cette maniere les débitans exclusifs.

D’ailleurs, ces abandons sont toujours ruineux pour ceux qui les font, si le fermier dédaigne d’en profiter ; comme il n’a pas compté qu’on lui laisseroit les denrées pour le prix auquel il en a injustement porté la valeur, il épuise les ressources de la chicanne pour se dispenser de la payer, & finit par obtenir un arrêt en sa faveur, qui oblige le propriétaire à reprendre ses marchandises avariées, après avoir été privé de leur valeur pendant toute la durée d’une longue & pénible instance ; ce qui lui fait supporter avec la perte d’une partie de son capital, celle des intérêts qu’il lui auroit produit pendant cet intervalle.

On ne peut nier aucun de ces préjudices des impôts sur les consommations, sans méconnoître des vérités malheureusement trop senties. Dire avec l’auteur de l’Esprit des lois qu’ils sont les moins onéreux pour les peuples, & ceux qu’ils supportent avec le

plus de douceur & d’égalité, c’est dire que plus ils sont accablés, moins ils souffrent. Les bénéfices démesurés des traitans, les frais immenses de tant de régies & de recouvremens, sont autant de surcharges sur les peuples, qui ajoutent sans aucun profit pour le prince, plus d’un quart en sus à ce qu’ils auroient à payer, si leurs contributions passoient directement de leurs mains dans les siennes.

Quant à la douceur & à l’égalité de ces impôts, Hérodien écrit qu’ils sont tyranniques, & que Pertinax les supprima par cette raison. On vient de voir qu’en effet, il seroit difficile d’en imaginer qui eussent moins ces propriétés. On observe envain qu’ayant la liberté de ne point consommer, on a celle de ne point payer : ce n’est-là qu’un sophisme. Je ne connois d’autre liberté de s’en dispenser, que celle de cesser de vivre ; est-ce qu’il dépend de soi de s’abstenir de ce qu’exigent les besoins physiques & réels ? Puisque les choses les plus nécessaires à la subsistance sont taxées, la nécessité de vivre impose la nécessité de payer : il n’y en a point de plus pressante.

C’est encore une illusion bien étrange, que d’imaginer que ces tributs sont les plus avantageux au souverain ; quel avantage peut-il recueillir de l’oppression de ses sujets, & de celle du commerce ?

Plusieurs villes de l’Asie éleverent à Sabinius, pere de Vespasien, des statues avec cette inscription en grec, au bien exigeant le tribut : il faudroit élever des temples avec celle-ci, au libérateur de la patrie, à celui qui réuniroit en un seul impôt territorial tous ceux dont la multitude & la diversité font gémir les peuples sous une si cruelle oppression.

Insister présentement sur les avantages de cet impôt, ce seroit vouloir démontrer une vérité si sensible, qu’on ne peut ni la méconnoitre ni la contester.

Tous retournent sur la terre, n’importe par quelle quantité de circuits ; je l’ai prouvé par une analyse exacte de ceux qui en paroissent les plus éloignés, mêmes des taxes personnelles.

On ne fera donc qu’abréger la perception, la rendre plus simple, plus facile & moins meurtriere, en les établissant tout-à-coup à la source où il faut qu’ils remontent de quelque maniere que ce soit, parce qu’elle seule produit toutes les choses sur lesquelles ils sont levés.

Il en résulteroit des biens aussi nombreux qu’inestimables.

1°. Une seule perception qui passeroit directement des mains des citoyens, dans celles du souverain.

2°. La suppression au profit du peuple de tout ce qui en reste aujourd’hui dans celles des intermédiaires pour les armées de préposés qu’ils entretiennent, pour la dépense des régies qui n’est pas médiocre, pour les frais de recouvremens qui sont considérables, & ce qui l’est bien davantage pour les enrichir.

3°. Les monumens, l’appareil & tous les instrumens de la servitude anéantis ; les reglemens qui ne sont que des déclarations de guerre contre les peuples, abolis, les douanes abattues, les bureaux démolis, les péages fermés, les barrieres renversées, une multitude de citoyens aujourd’hui la terreur & le fléau des autres, rendus aux affections sociales qu’ils ont abjurées, à la culture des terres qu’ils ont abandonnée, à l’art militaire & aux arts méchaniques qu’ils auroient dû suivre ; enfin, devenant utiles à la société en cessant de la persécuter.

4°. Plus de moyens de s’enrichir qui ne soient honnêtes, & non pas par la ruine & la désolation de ses semblables.

5°. La liberté personnelle rétablie, celle du commerce & de l’industrie restituée, chacun disposant à son gré & non à celui d’un autre, de ce qui lui appar-