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où les charges & les avantages ne sont pas communs, il n’y a plus de société ; ainsi le corps ou l’individu qui refuse de participer aux charges, renonce aux avantages de la société, déclare qu’il n’en fait plus partie, & doit être traité comme un étranger, à qui l’on ne doit rien, puisqu’il croit ne rien devoir à personne.

Quiconque ne veut les supporter que dans une moindre proportion & dans une forme différente des autres citoyens, rompt également l’association civile en ce qui le concerne. Il témoigne qu’il s’en sépare, & qu’il ne lui convient pas d’être mis avec ceux qui la composent ; il se met dans le cas d’être considéré comme n’en faisant plus partie. Chacun peut lui refuser ce qu’il refuse à tous, & ne pas se croire plus obligé envers lui qu’il ne veut l’être envers les autres.

Ce sont-là les inconvéniens du défaut d’uniformité dans l’administration d’un même état. Les corps ou les provinces qui se régissent par des principes & des intérêts différens de ceux du corps entier, ne peuvent pas être assujettis aux mêmes obligations, ce sont autant de sociétés particulieres au milieu de la société générale ; ce n’est plus une même société, mais plusieurs, liées seulement par une confédération, dans laquelle chacun trouve son intérêt à rester ; mais qu’elle préfere & qu’elle fait toujours valoir au préjudice de celui de tous. Aussi voit-on ces corps & ces provinces chercher sans cesse à s’affranchir des charges publiques aux dépens des autres, & rejetter sur eux sans scrupule ce qu’ils supportent de moins, en ne contribuant pas dans la même proportion que tous les citoyens.

L’impôt territorial exclut toutes ces distinctions, & tous ces privileges, aussi injustes que décourageans pour ceux qui n’en jouissent point. Loin que ce soit là un obstacle pour son établissement, c’est un avantage de plus, qui n’en fait que mieux sentir la nécessité. La chose publique la meilleure, dit Anacharsis, est celle où tout étant égal d’ailleurs entre les habitans, la prééminence se mesure à la vertu & le rebut au vice.

Cette prééminence est la seule dont il convienne à la noblesse d’être jalouse ; c’est en faisant le bien & par son utilité qu’elle se distingue des autres, & non pas en les surchargeant des besoins qu’elle-même occasionne sans vouloir y contribuer. Il faut, suivant le comte de Boulainvilliers qu’on ne soupçonnera pas d’avoir voulu affoiblir ses droits, qu’elle les fonde sur d’autres principes que la violence, la fierté, & l’exemption des tailles.

A Sparte, les rois & les magistrats supportoient les charges publiques en communauté avec tous les citoyens, & n’en étoient que plus respectés. Il en est de même à Venise, où les nobles & le doge même y sont sujets. Amelot de la Houssaye qui a écrit l’histoire du gouvernement de cette ville, observe que les peuples en sont plus affectionnés à l’administration & à la noblesse ; ils ne refusent point de se soumettre à ce qu’ordonnent les chefs, parce que ce qu’ils ordonnent est pour eux-mêmes, comme pour les autres. Ils ne voyent point, ajoute cet historien, leurs tyrans dans ceux qui gouvernent.

Quoique la liberté & l’austérité des mœurs fussent perdues à Rome sous les empereurs, personne n’étoit dispensé des tributs, les terres même du prince y contribuoient, & Dioclétien se moque d’un favori qui lui en demandoit l’exemption.

Du tems de la république, la répartition en étoit encore plus sévere. La part des charges publiques étoit fixée à proportion de celle qu’on avoit dans le gouvernement ; il arrivoit de-là, dit Montesquieu, qu’on souffroit la grandeur du tribut à cause de la grandeur du crédit, & qu’on se consoloit de la pe-

titesse du crédit par la petitesse du tribut. Les pauvres

ne payoient rien, selon Tite-Live ; on croyoit qu’ils fournissoient assez à l’état en élevant leurs familles. Si l’on calcule en effet ce qui doit leur en coûter de peines & de travaux pour amener leurs enfans jusqu’à l’âge où ils peuvent pourvoir eux-mêmes à leur subsistance, on trouvera qu’ils ont supporté une terrible contribution, lorsqu’ils sont parvenus au point de donner à la société des citoyens utiles qui la peuplent & qui l’enrichissent par leurs travaux. Dans le rapport de leurs situations, les plus riches ont bien moins fourni à l’état, quelques fortes qu’aient été les charges qu’ils ont acquittées.

L’équité étoit dans la république romaine, le contraire est dans les gouvernemens modernes, où les charges sont supportées en raison inverse de la part qu’on y a, du credit & des richesses qu’on y possede.

Mais le privilege d’exemption des tributs qu’avoit autrefois la noblesse dans ces gouvernemens, ne subsiste plus, parce que la cause en est détruite, & qu’il n’y reste aucun prétexe.

Cette exemption, qui même n’en étoit pas une, n’avoit lieu que parce que les nobles étoient chargés de tout le service de l’état ; ils le défendoient, le gouvernoient, & administroient la justice à leurs frais. Il étoit juste alors qu’ils fussent dispensés des tributs que supportoient en échange ceux qui l’étoient de toutes ces charges.

Il ne le seroit plus aujourd’hui que la noblesse n’est tenue à aucune de ces obligations ; qu’au-lieu de mener des troupes à la guerre, de les nourrir, de les entretenir à ses dépens, elle est payée fort cherement pour y aller seule ; que même les récompenses excessives qu’elle exige du gouvernement pour les choses le moins utiles, souvent les plus contraires au bien public, causent la surcharge des peuples. Ce seroit non-seulement vouloir jouir de tous les avantages d’un traité sans en remplir les conditions, mais encore faire tourner à son profit toutes les charges qu’il nous imposoit.

On voit par-là que dans le droit la nécessité de contribuer aux charges publiques comme les autres citoyens, qui résulteroit de l’établissement de l’impôt territorial, ne blesse en rien les privileges de la noblesse.

Elle les blesse encore moins dans le fait. Est-ce qu’elle ne supporte pas tous les impôts & tous les droits actuels ? L’exemption des tailles pour quelques-uns des biens qu’elle possede n’est qu’une fiction. Si elle n’est pas imposée nommément pour raison de ces biens, les fermiers le sont pour elle, & les afferment d’autant moins. La seule différence qu’il y ait entre elle & les autres contribuables, c’est qu’au-lieu de payer aux receveurs elle paye à ses fermiers ; si elle opposoit ses prérogatives à l’impôt territorial qui n’affecte que les fonds & affranchit les personnes, en supprimant les taxes capitales auxquelles elle s’est soumise sans difficulté, n’en pourroit-on pas conclure qu’elle fait plus de cas de ses biens que d’elle-même, & qu’elle craint moins les marques de servitude pour sa personne que pour eux ?

Mais cette opposition seroit aussi contraire à ses véritables intérêts qu’à sa dignité. Si tous les impôts étoient réunis en un seul sur la terre, elle auroit comme les autres, de moins à supporter tout ce qui se leve au-delà pour les frais de leur perception & pour enrichir ceux qui la font. Ses fermiers étant moins chargés, affermeroient ses biens davantage ; ses revenus seroient plus considérables, ses dépenses moins fortes ; & ce qui doit la toucher infiniment plus que personne encore, elle seroit affranchie du joug de la cupidité, & de toutes les infractions qui se commettent à la liberté civile dans la levée des