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qu’une tulipe peut être belle ou laide entre les tulipes, belle ou laide entre les fleurs, belle ou laide entre les plantes, belle ou laide entre les productions de la nature.

Mais on conçoit qu’il faut avoir vû bien des roses & bien des turbots, pour prononcer que ceux-ci sont beaux ou laids entre les roses & les turbots ; bien des plantes & bien des poissons, pour prononcer que la rose & le turbot sont beaux ou laids entre les plantes & les poissons ; & qu’il faut avoir une grande connoissance de la nature, pour prononcer qu’ils sont beaux ou laids entre les productions de la nature.

Qu’est-ce donc qu’on entend, quand on dit à un artiste, imitez la belle nature ? Ou l’on ne sait ce qu’on commande, ou on lui dit : si vous avez à peindre une fleur, & qu’il vous soit d’ailleurs indifférent laquelle peindre, prenez la plus belle d’entre les fleurs ; si vous avez à peindre une plante, & que votre sujet ne demande point que ce soit un chêne ou un ormeau sec, rompu, brisé, ébranché, prenez la plus belle d’entre les plantes ; si vous avez à peindre un objet de la nature, & qu’il vous soit indifférent lequel choisir, prenez le plus beau.

D’où il s’ensuit, 1°. que le principe de l’imitation de la belle nature demande l’étude la plus profonde & la plus étendue de ses productions en tout genre.

2°. Que quand on auroit la connoissance la plus parfaite de la nature, & des limites qu’elle s’est prescrites dans la production de chaque être, il n’en seroit pas moins vrai que le nombre des occasions où le plus beau pourroit être employé dans les Arts d’imitation, seroit à celui où il faut préférer le moins beau, comme l’unité est à l’infini.

3°. Que quoiqu’il y ait en effet un maximum de beauté dans chaque ouvrage de la nature, considéré en lui-même ; ou, pour me servir d’un exemple, que quoique la plus belle rose qu’elle produise, n’ait jamais ni la hauteur, ni l’étendue d’un chêne, cependant il n’y a ni beau, ni laid dans ses productions, considérées relativement à l’emploi qu’on en peut faire dans les Arts d’imitation.

Selon la nature d’un être, selon qu’il excite en nous la perception d’un plus grand nombre de rapports, & selon la nature des rapports qu’il excite, il est joli, beau, plus beau, très-beau ou laid ; bas, petit, grand, élevé, sublime, outré, burlesque ou plaisant ; & ce seroit faire un très-grand ouvrage, & non pas un article de dictionnaire, que d’entrer dans tous ces détails : il nous suffit d’avoir montré les principes ; nous abandonnons au lecteur le soin des conséquences & des applications. Mais nous pouvons lui assûrer, que soit qu’il prenne ses exemples dans la nature, ou qu’il les emprunte de la Peinture, de la Morale, de l’Architecture, de la Musique, il trouvera toûjours qu’il donne le nom de beau réel à tout ce qui contient en soi dequoi réveiller l’idée de rapports ; & le nom de beau relatif, à tout ce qui réveille des rapports convenables avec les choses, auxquelles il en faut faire la comparaison.

Je me contenterai d’en apporter un exemple, pris de la Littérature. Tout le monde sçait le mot sublime de la tragédie des Horaces, qu’il mourût. Je demande à quelqu’un qui ne connoît point la piece de Corneille, & qui n’a aucune idée de la réponse du vieil Horace, ce qu’il pense de ce trait qu’il mourût. Il est évident que celui que j’interroge ne sachant ce que c’est que ce qu’il mourût ; ne pouvant deviner si c’est une phrase complete ou un fragment, & appercevant à peine entre ces trois termes quelque rapport grammatical, me répondra que cela ne lui paroît ni beau ni laid. Mais si je lui dis que c’est la réponse d’un homme consulté sur ce qu’un autre doit faire dans un combat, il commence à appercevoir dans le répondant une sorte

de courage, qui ne lui permet pas de croire qu’il soit toûjours meilleur de vivre que de mourir ; & le qu’il mourût commence à l’intéresser. Si j’ajoûte qu’il s’agit dans ce combat de l’honneur de la patrie ; que le combattant est fils de celui qu’on interroge ; que c’est le seul qui lui reste ; que le jeune homme avoit à faire à trois ennemis, qui avoient déjà ôté la vie à deux de ses freres ; que le vieillard parle à sa fille ; que c’est un Romain : alors la réponse qu’il mourût, qui n’étoit ni belle, ni laide, s’embellit à mesure que je développe ses rapports avec les circonstances, & finit par être sublime.

Changez les circonstances & les rapports, & faites passer le qu’il mourut du théatre François sur la scene Italienne, & de la bouche du vieil Horace dans celle de Scapin, le qu’il mourût deviendra burlesque.

Changez encore les circonstances, & supposez que Scapin soit au service d’un maitre dur, avare & bourru, & qu’ils soient attaqués sur un grand chemin par trois ou quatre brigands. Scapin s’enfuit ; son maître se défend : mais pressé par le nombre, il est obligé de s’enfuir aussi ; & l’on vient apprendre à Scapin que son maître a échappé au danger. Comment, dira Scapin trompé dans son attente ; il s’est donc enfui : ah le lâche ! Mais lui répondra-t-on, seul contre trois que voulois-tu qu’il fit ? qu’il mourût, répondra-t-il ; & ce qu’il mourût deviendra plaisant. Il est donc constant que la beauté commence, s’accroît, varie, décline & disparoît avec les rapports, ainsi que nous l’avons dit plus haut.

Mais qu’entendez-vous par un rapport, me demandera-t-on ? n’est-ce pas changer l’acception des termes, que de donner le nom de beau à ce qu’on n’a jamais regardé comme tel ? Il semble que dans notre langue l’idée ce beau soit toûjours jointe à celle de grandeur, & que ce ne soit pas définir le beau que de placer sa différence spécifique dans une qualité qui convient à une infinité d’êtres, qui n’ont ni grandeur, ni sublimité. M. Crouzas a péché, sans doute, lorsqu’il a chargé sa définition du beau d’un si grand nombre de caracteres, qu’elle s’est trouvée restreinte à un très-petit nombre d’êtres : mais n’est-ce pas tomber dans le défaut contraire, que de la rendre si générale, qu’elle semble les embrasser tous, sans en excepter un amas de pierres informes, jettées au hasard sur le bord d’une carriere ? Tous les objets, ajoûtera-t-on, sont susceptibles de rapports entre eux, entre leurs parties, & avec d’autres êtres ; il n’y en a point qui ne puissent être arrangés, ordonnés, symmétrisés. La perfection est une qualité qui peut convenir à tous : mais il n’en est pas de même de la beauté ; elle est d’un petit nombre d’objets.

Voilà, ce me semble, sinon la seule, du moins la plus forte objection qu’on puisse me faire, & je vais tâcher d’y répondre.

Le rapport en général est une opération de l’entendement, qui considere soit un être, soit une qualité, en tant que cet être ou cette qualité suppose l’existence d’un autre être ou d’une autre qualité. Exemple : quand je dis que Pierre est un bon pere, je considere en lui une qualité qui suppose l’existence d’une autre, celle de fils ; & ainsi des autres rapports, tels qu’ils puissent être. D’où il s’ensuit que, quoique le rapport ne soit que dans notre entendement, quant à la perception, il n’en a pas moins son fondement dans les choses ; & je dirai qu’une chose contient en elle des rapports réels, toutes les fois qu’elle sera revêtue de qualités qu’un être constitué de corps & d’esprit comme moi, ne pourroit considérer sans supposer l’existence ou d’autres êtres, ou d’autres qualités, soit dans la chose même, soit hors d’elle ; & je distribuerai les rapports en réels & en apperçus. Mais il y a une troisieme sorte de rapports ; ce sont les rapports intellectuels ou fictifs ; ceux que l’entendement