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y ajoûta le nom odieux de Sadducéens, parce qu’à l’imitation de ceux-ci, ils rejettoient les traditions des docteurs.

Scaliger, Vossius, & M. Spanheim, par une erreur qui n’est pas pardonnable à des savans du premier ordre, ont mis les Caraïtes au même rang que les Sabéens, les Mages, les Manichéens, & même les Musulmans. Wolfgang, Fabricius, &c. disent que les Sadducéens & les Esséniens furent appellés Caraïtes, par opposition aux Pharisiens, qui, comme l’on sait, étoient grands traditionnaires. D’autres croyent que ce sont les docteurs de la loi, legisperiti, dont il est si souvent parlé dans l’Ecriture : mais toutes ces conjectures sont peu solides. Josephe ni Philon ne font aucune mention des Caraïtes ; cette secte est donc plus récente que ces deux auteurs ; on la croit même postérieure à la collection de la seconde partie du Thalmud, connue sous le nom de Gemara : peut-être même ne commença-t-elle qu’après la compilation de la Mischna vers le ve. ou vie. siecle ; d’autres en reculent l’origine jusqu’au viiie. siecle.

Les Caraïtes de leur côté intéressés à se donner le mérite de l’antiquité, font remonter la leur jusqu’au tems où les dix tribus furent emmenées captives par Salmanasar. Wolf, sur les mémoires du Caraïte Mardochée, la fixe au tems du massacre des docteurs Juifs, sous le regne d’Alexandre Jannée, environ cent ans avant Jesus-Christ. On raconte qu’alors, Simon fils de Schétach, frere de la reine, s’étant enfui en Egypte, y forgea ses prétendues traditions, qu’il débita à son retour à Jerusalem, interprétant la loi à sa fantaisie, & se vantant d’être le dépositaire des connoissances que Dieu avoit communiquées de bouche à Moyse ; ensorte qu’il s’attira un grand nombre de disciples : mais il trouva des contradicteurs qui soûtinrent que tout ce que Dieu avoit révélé à Moyse étoit écrit, & qu’il falloit s’en tenir-là. Cette division, ajoûte-t-on, donna naissance à la secte des Rabbinistes ou Traditionnaires, parmi lesquels brilla Hillel, & des Caraïtes, dont Juda fils de Tabbaï, fut un des chefs. Le même auteur met au nombre de ceux-ci non-seulement les Sadducéens, mais aussi les Scribes dont il est parlé dans l’évangile. L’adresse & le crédit des Pharisiens affoiblirent le parti des Caraïtes ; Volf dit qu’Anam le releva en partie dans le viiie. siecle, & rabbi Schalomon dans le ixe. Il étoit très-nombreux dans le xive. mais ils ont toûjours été depuis en déclinant.

Les ouvrages des Caraïtes sont peu connus en Europe, quoiqu’ils méritent mieux de l’être que ceux des Rabbins. On en a un manuscrit apporté de Constantinople, qui se conserve dans la bibliotheque des peres de l’Oratoire de Paris. Les savans les plus versés dans l’intelligence de l’Hébreu, n’ont d’ailleurs vû que très-peu de leurs écrits. Buxtorf n’en avoit vû aucun ; Selden n’en avoit lû que deux ; Trigland assûre qu’il en a recouvré assez pour en parler avec quelque certitude ; & il avance apparemment d’après eux, que peu de tems après que les prophetes eurent cessé, les Juifs se partagerent touchant les œuvres de surérogation ; les uns soûtenant qu’elles étoient nécessaires, suivant la tradition des docteurs ; les autres les rejettant, parce qu’il n’en est pas fait mention dans la loi ; & ce dernier parti forma la secte des Caraïtes. Il ajoûte qu’après la captivité de Babylone, on rétablit l’observation de la loi & des pratiques qu’on en regardoit comme des dépendances essentielles, selon les Pharisiens, qui en rapportoient l’institution à Moyse.

Léon de Modene observe que les Caraïtes modernes ont leurs synagogues & leurs cérémonies particulieres, & qu’ils se regardent comme les seuls vrais observateurs de la loi ; donnant par mépris le nom de Rabbanim, à ceux qui suivent les traditions des

rabbins. Ceux-ci de leur côté haïssent mortellement les Caraïtes, avec lesquels ils ne veulent ni s’allier, ni même converser, & qu’ils appellent mamzerim, c’est-à-dire bâtards, parce que les Caraïtes n’observent point les usages des rabbins dans les mariages, les divorces, la purification légale des femmes, &c. aversion poussée si loin, que si un Caraïte vouloit passer dans la secte des Rabbinistes, ceux-ci le refuseroient.

Il est cependant faux que les Caraïtes rejettent absolument toutes sortes de traditions ; ils n’en usent ainsi qu’à l’égard de celles qui ne leur paroissent pas bien fondées. Selden qui traite au long de leurs sentimens dans son livre intitulé Uxor hebraïca, dit, qu’outre le texte de l’Ecriture, les Caraites reçoivent certaines interprétations qu’ils appellent héréditaires, & qui sont de véritables traditions. Leur théologie ne differe de celle des autres Juifs, qu’en ce qu’elle est plus dégagée de vétilles & de superstitions, car ils n’ajoûtent aucune foi aux explications des cabalistes, ni aux sens allégoriques, souvent plus subtils que raisonnables. Ils rejettent aussi toutes les décisions du Thalmud qui ne sont pas conformes au texte de l’Ecriture, ou qui n’en suivent pas par des conséquences nécessaires & naturelles : en voici trois exemples. Le premier regarde les mizouzot ou parchemins que les Juifs Rabbinistes attachent à toutes les portes par lesquelles ils ont coûtume de passer. Le second concerne les Thephilim ou Philacteres dont il est parlé dans le Nouveau-testament. Le troisieme est sur la défense faite aux Juifs de manger du lait avec de la viande. Les Rabbinistes prétendent que les deux premiers de ces articles sont formellement ordonnés par ces paroles du Deutéronome, ch. vj. v. 8 : & ligabis ea quasi signum in manu tuâ, eruntque & movebuntur inter oculos tuos, scribesque ea in limine & in ostiis domûs tua. Aaron le Caraïte, dans son commentaire sur ces paroles, répond qu’on ne doit point les prendre à la lettre ; que Dieu a seulement voulu faire connoître par-là, que dans toutes les circonstances de la vie, son peuple devoit avoir devant les yeux la loi donnée à Moyse. Quant aux Thephilim, après y avoir donné une pareille interprétation, les Caraïtes appellent par raillerie les rabbins des ânes bridés de leurs fronteaux. Voyez Fronteau. Saint Jérome explique aussi ce passage dans un sens figuré. Sur le troisieme article que les rabbins croyent expressément défendu par le Deutéronome, chap. xiv. v. 21, Non coques hadum in lacte matris sua ; les Caraïtes répondent avec beaucoup de vraissemblance, qu’on doit l’expliquer par cet autre passage, Tu ne tueras point la mere quand elle aura des petits ou qu’elle sera pleine. À cela les rabbins n’opposent que la tradition & l’autorité de leurs docteurs ; motif insuffisant, selon les Caraïtes, pour admettre une infinité de pratiques dont on ne trouve rien dans le texte sacré.

Ces derniers retiennent cependant plusieurs superstitions des rabbins. Schupart, dans son livre de sectâ Karraorum, montre qu’ils ont les mêmes scrupules, & s’attachent aux mêmes minuties, sur l’observation du sabbat, de la pâque, des fêtes, de l’expiation, & des tabernacles, &c. ; qu’ils observent aussi régulierement les heures de la priere & les jours de jeûne, qu’ils portent les zitzit ou morceaux de frange aux coins de leurs manteaux, & croyent que tout péché peut être effacé par la pénitence, au contraire des rabbins qui soûtiennent que certains péchés ne peuvent être effacés que par la mort. Les Caraïtes ne croyent pas comme les traditionnaires, qu’il doive y avoir du sang répandu dans la circoncision, ni que ce signe de leur loi doive être donné à l’enfant toujours le huitieme jour après sa naissance, & même aux enfans morts, mais qu’à ceux qui sont en danger on doit anticiper ce jour, Quant aux divorces, ils conviennent