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tous de suite, comme sous un même joug ; c’est encore une métaphore.

Il y a en Latin quelques mots qui gardent toûjours la terminaison de leur premiere dénomination : on dit alors que ces mots sont indéclinables ; tels sont fas, nefas, cornu, au singulier, &c. Ainsi ces mots n’ont point de cas.

Cependant quand ces mots se trouvent dans une phrase ; comme lorsqu’Horace a dit, fas atque nefas exiguo fine libidinum discernunt avidi. L. I. od. xviij. v. 10. Et ailleurs : & peccare nefas, aut pretium est mori. L. III. od. iv. v. 24. Et Virgile : jam cornu petat. Ecl. ix. v. 57. Cornu ferit ille, caveto. Ecl. ix. v. 25. alors le sens, c’est-à-dire l’ensemble des mots de la phrase fait connoître la relation que ces mots indéclinables ont avec les autres mots de la même proposition, & sous quel rapport ils y doivent être considérés.

Ainsi dans le premier passage d’Horace je vois bien que la construction est, illi avidi discernunt fas & nefas. Je dirai donc que fas & nefas sont le terme de l’action ou l’objet de discernunt, &c. Si je dis qu’ils sont à l’accusatif, ce ne sera que par extension & par analogie avec les autres mots latins qui ont des cas, & qui en une pareille position auroient la terminaison de l’accusatif. J’en dis autant de cornu ferit ; ce ne sera non plus que par analogie qu’on pourra dire que cornu est là à l’ablatif ; & l’on ne diroit ni l’un ni l’autre, si les autres mots de la langue Latine étoient également indéclinables.

Je fais ces observations pour faire voir, 1°. que ce sont les terminaisons, seules, qui par leur variété constituent les cas, & doivent être appellées cas : ensorte qu’il n’y a point de cas, ni par conséquent de déclinaison dans les langues où les noms gardent toûjours la terminaison de leur premiere dénomination ; & que lorsque nous disons un temple de marbre, ces deux mots de marbre, ne sont pas plus un génitif que les mots Latins de marmore, quand Virgile a dit, templum de marmore, Georg. L. III. v. 13. & ailleurs : ainsi à & de ne marquent pas plus des cas en François que par, pour, en, sur, &c. Voyez Article.

2°. Le second point qui est à considérer dans les cas, c’est l’usage qu’on en fait dans les langues qui ont des cas.

Ainsi il faut bien observer la destination de chaque terminaison particuliere : tel rapport, telle vûe de l’esprit est marquée par tel cas, c’est-à-dire par telle terminaison.

Or ces terminaisons supposent un ordre dans les mots de la phrase, c’est l’ordre successif des vûes de l’esprit de celui qui a parlé ; c’est cet ordre qui est le fondement des relations immédiates des mots de leurs enchaînemens & de leurs terminaisons. Pierre bat Paul ; moi aimer toi, &c. On va entendre ce que je veux dire.

Les cas ne sont en usage que dans les langues où les mots sont transposés, soit par la raison de l’harmonie, soit par le feu de l’imagination, ou par quelqu’autre cause.

Or quand les mots sont transposés, comment puis-je connoître leurs relations ?

Ce sont les différentes terminaisons, ce sont les cas qui m’indiquent ces relations ; & qui lorsque la phrase est finie, me donnent le moyen de rétablir l’ordre des mots, tel qu’il a été nécessairement dans l’esprit de celui qui a parlé lorsqu’il a voulu énoncer sa pensée par des mots : par exemple ;

Frigidus agricolam si quando continet imber.

Virg. Georg. Lib. I. v. 250.

Je ne puis pas douter que lorsque Virgile a fait ce vers, il n’ait joint dans son esprit l’idée de frigidus à celle d’imber ; puisque l’un est le substantif, & l’autre l’adjectif. Or le substantif & l’adjectif sont la chose

même ; c’est l’objet considéré comme tel : ainsi l’esprit ne les a point séparés.

Cependant voyez combien ici ces deux mots sont éloignés l’un de l’autre : frigidus commence le vers, & imber le finit.

Les terminaisons font que mon esprit rapproche ces deux mots, & les remet dans l’ordre des vûes de l’esprit, relatives à l’élocution ; car l’esprit ne divise ainsi ses pensées que par la nécessité de l’énonciation.

Comme la terminaison de frigidus me fait rapporter cet adjectif à imber, de même voyant qu’agricolam est à l’accusatif, j’apperçois qu’il ne peut avoir de rapport qu’avec continet : ainsi je range ces mots selon leur ordre successif, par lequel seul ils font un sens, si quando imber frigidus continet domi agricolam. Ce que nous disons ici est encore plus sensible dans ce vers.

Aret ager, vitio, moriens, sitit, aeris, herba.

Virg. Ecl. vij. v. 57.

Ces mots ainsi séparés de leurs corrélatifs, ne font aucun sens.

Est sec, le champ, vice, mourant, a soif, de l’air, l’herbe : mais les terminaisons m’indiquent les corrélatifs, & dès-lors je trouve le sens. Voilà le vrai usage des cas.

Ager aret, herba moriens sitit præ vitio aeris. Ainsi les cas sont les signes des rapports, & indiquent l’ordre successif, par lequel seul les mots font un sens. Les cas n’indiquent donc le sens que relativement à cet ordre ; & voilà pourquoi les langues, dont la syntaxe suit cet ordre, & ne s’en écarte que par des inversions légeres aisées à appercevoir, & que l’esprit rétablit aisément ; ces langues, dis-je, n’ont point de cas ; ils y seroient inutiles, puisqu’ils ne servent qu’à indiquer un ordre que ces langues suivent ; ce seroit un double emploi. Ainsi si je veux rendre raison d’une phrase Françoise ; par exemple de celle-ci, le Roi aime le peuple, je ne dirai pas que le Roi est au nominatif, ni que le peuple est à l’accusatif ; je ne vois en l’un ni en l’autre mot qu’une simple dénomination, le Roi, le peuple : mais comme je sai par l’usage l’analogie & la syntaxe de ma langue, la simple position de ces mots me fait connoître leurs rapports & les différentes vûes de l’esprit de celui qui a parlé.

Ainsi je dis 1°. que le Roi paroissant le premier est le sujet de la proposition, qu’il est l’agent, que c’est la personne qui a le sentiment d’aimer.

2°. Que le peuple étant énoncé après le verbe, le peuple est le complément d’aime : je veux dire que aime tout seul ne feroit pas un sens suffisant, l’esprit ne seroit pas satisfait. Il aime : hé quoi ? le peuple. Ces deux mots aime le peuple, font un sens partiel dans la proposition. Ainsi le peuple est le terme du sentiment d’aimer ; c’est l’objet, c’est le patient. C’est l’objet du sentiment que j’attribue au Roi. Or ces rapports sont indiqués en François par la place ou position des mots, & ce même ordre est montré en Latin par les terminaisons.

Qu’il me soit permis d’emprunter ici pour un moment le style figuré. Je dirai donc qu’en Latin l’harmonie ou le caprice accordent aux mots la liberté de s’écarter de la place que l’intelligence leur avoit d’abord marquée. Mais ils n’ont cette permission qu’à condition qu’après que toute la proposition sera finie, l’esprit de celui qui lit ou qui écoute les remettra par un simple point de vûe dans le même ordre où ils auront été d’abord, dans l’esprit de celui qui aura parlé.

Amusons-nous un moment à une fiction. S’il plaisoit à Dieu de faire revivre Cicéron, de nous en donner la connoissance, & que Dieu ne donnât à Cicé-