Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 2.djvu/850

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

gle est égal à la somme des quarrés des deux côtés, est une proposition certaine & non évidente par elle-même, parce qu’il faut plusieurs propositions intermédiaires & consécutives pour en appercevoir la vérité. Dans ce cas, on peut dire que la certitude résulte d’un nombre plus ou moins grand de propositions évidentes qui se suivent immédiatement, mais que l’esprit ne peut embrasser toutes à la fois, & qu’il est obligé d’envisager & de détailler successivement.

D’où il s’ensuit 1°. que le nombre des propositions pourroit être si grand, même en une démonstration géométrique, qu’elles en feroient un labyrinthe, dans lequel le meilleur esprit venant à s’égarer, ne seroit point conduit à la certitude. Si les propriétés de la spirale n’avoient pu se démontrer autrement que par la voie tortueuse qu’Archimede a suivie, un des meilleurs Géomètres du siecle passé n’eût jamais été certain de la découverte de ces proprietés. J’ai lû plusieurs fois, disoit-il, cet endroit d’Archimede, & je n’ai pas mémoire d’en avoir jamais senti toute la force : Et memini me nunquam vim illius percepisse totam.

2°. De là il s’ensuit encore que la certitude en Mathématique, naît toûjours de l’évidence, puisqu’elle vient de la liaison apperçûe successivement entre plusieurs idées consécutives & voisines.

Chambers dit que l’évidence est proprement dans la liaison que l’esprit apperçoit entre les idées, & la certitude dans le jugement qu’il porte sur ces idées : mais il me semble que c’est-là se joüer un peu des mots ; car voir la liaison de deux idées, & juger, c’est la même chose.

On pourroit encore, comme on l’a fait dans le Discours préliminaire, distinguer l’évidence de la certitude, en disant que l’évidence appartient aux vérités purement spéculatives de Métaphysique & de Mathématique ; & la certitude aux objets Physiques, & aux faits que l’on observe dans la nature, & dont la connoissance nous vient par les sens. Dans ce sens, il seroit évident que le quarré de l’hypoténuse est égal aux quarrés des deux côtés dans un triangle rectangle ; & il seroit certain que l’aimant attire le fer.

On distingue dans l’Ecole deux sortes de certitude ; l’une de spéculation, laquelle naît de l’évidence de la chose ; l’autre d’adhésion, qui naît de l’importance de la chose. Les Scholastiques appliquent cette derniere aux matieres de foi. Cette distinction paroît assez frivole : car l’adhésion ne naît point de l’importance de la chose, mais de l’évidence ; d’ailleurs la certitude de spéculation & l’adhésion sont proprement un seul & même acte de l’esprit.

On distingue encore, mais avec plus de raison, les trois especes suivantes de certitude, par rapport aux trois degrés d’évidence qui la font naître.

La certitude métaphysique est celle qui vient de l’évidence métaphysique. Telle est celle qu’un Géometre a de cette proposition, que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux angles droits, parce qu’il est métaphysiquement, c’est-à-dire, absolument aussi impossible que cela ne soit pas, qu’il l’est qu’un triangle soit quarré.

La certitude physique est celle qui vient de l’évidence physique : telle est celle qu’a une personne, qu’il y a du feu sur sa main, quand elle le voit, & qu’elle se sent brûler ; parce qu’il est physiquement impossible que cela ne soit pas, quoiqu’absolument & rigoureusement parlant, cela pût ne pas être.

La certitude morale, est celle qui est fondée sur l’évidence morale : telle est celle qu’une personne a du gain ou de la perte de son procès, quand son Procureur ou ses amis le lui mandent, ou qu’on lui envoye copie du jugement ; parce qu’il est moralement impossible que tant de personnes se réunissent pour en tromper une autre à qui elles prennent intérêt, quoique cela ne soit pas rigoureusement & absolument impossible.

On trouve dans les Transactions Philosophiques, un calcul algébrique des degrés de la certitude morale, qui provient des témoignages des hommes dans tous les cas possibles.

L’auteur prétend, que si un récit passe avant que de parvenir jusqu’à nous par douze personnes successives, dont chacune lui donne de certitude, il n’aura plus que de certitude après ces douze récits ; de façon qu’il y aura autant à parier pour la vérité que pour la fausseté de la chose en question : que si la proportion de la certitude est de , elle ne tombera alors à qu’au soixante-dixieme rapport ; & que si elle n’est que , elle ne tombera alors à qu’au six cents quatre-vingts-quinzieme rapport[1].

En général, soit la fraction qui exprime la certitude que chacun donne au récit, ce récit passant par deux témoins, n’aura plus, selon l’auteur dont nous parlons, que de certitude ; & passant par n témoins, la certitude sera . Cela est aisé à prouver par les regles des combinaisons. Supposons, comme ci-dessus, la certitude = & deux témoins successifs ; il y a donc, pour ainsi dire, un cas où le premier trompera, cinq où il dira vrai ; un cas où le second trompera, & cinq où il dira vrai. Il y a donc trente-six cas en tout, & vingt-cinq cas où ils diront vrai tous deux : donc la certitude est , & ainsi des autres. Voyez Combinaison & Dés.

Quant aux témoignages qui concourent, si deux personnes rapportent un fait, & qu’ils lui donnent chacun en particulier de certitude, le fait aura alors par ce double témoignage de certitude, c’est-à-dire, sa probabilité sera à sa non-probabilité dans le rapport de trente-cinq à un. Si trois témoignages se réunissent, la certitude sera de . Le concours du témoignage de dix personnes qui donnent chacune de certitude, produira de certitude par la même raison. Cela est évident : car il y a trente-six cas en tout, & il n’y a qu’un cas où elles trompent toutes les deux. Les cas où l’une des deux tromperoit, doivent être comptés pour ceux qui donnent la certitude : car il n’en est pas ici comme du cas précédent, où les deux témoins sont successifs, & où l’un reçoit la tradition de l’autre. Ici les deux témoins sont supposés voir le fait & le connoître indépendamment l’un de l’autre : il suffit donc que l’un des deux ne trompe pas ; au lieu que dans le premier cas, la tromperie du premier rend le second trompeur, même quand il croit ne tromper pas, & qu’il a intension de dire la vérité.

L’auteur calcule ensuite la certitude de la tradition orale, écrite & transmise successivement, & confirmée par plusieurs rapports successifs. V. l’art. Probabilité, & sur-tout la suite de celui-ci, où la valeur de ces calculs & des raisonnemens absurdes sur lesquels ils sont fondés, est appréciée ce qu’elle vaut. C’est une dissertation de M. l’abbé de Prades, destinée à servir de discours préliminaire à un ouvrage important sur la vérité de la religion. Nous l’eussions peut-être analysée, si nous n’avions craint d’en altérer la force. L’objet d’ailleurs en est si grand ; les idées si neuves & si belles ; le ton si noble ; les preuves si bien exposées, que nous avons mieux aimé la rapporter toute entiere. Nous espérons que ceux à qui l’intérêt de la religion est à cœur nous en sauront gré, & qu’elle sera très-utile aux autres. Au reste, nous pouvons assûrer que si la fonction d’éditeur de l’Encyclopédie nous a jamais été agréable, c’est particulierement dans ce moment. Mais il est tems de laisser parler l’auteur lui-même : son ouvrage le louera mieux que tout ce que nous pourrions ajoûter.


Le Pyrrhonisme a eu ses révolutions, ainsi que toutes les erreurs : d’abord plus hardi & plus téméraire, il prétendit tout renverser ; il poussoit l’incrédulité jusqu’à se refuser aux vérités que l’évidence lui présentoit. La religion de ces premiers tems étoit trop absurde pour occuper l’esprit des philosophes : on ne s’obstine point à détruire ce qui ne pa-

  1. Note wikisource : Les calculs sont faux. En remontant à la source de Diderot (J. Craig, A calculation of credibility of human testimony, paru en 1699 dans les Philosophical Transactions de la Royal Society. Cf. [1]), on voit qu’il faut lire douzième au lieu de soixante-dixième pour le rapport de et que le dernier calcul mentionné concerne le rapport de , et non .