de nos peres ; nos peres avoient appris des leurs, & ainsi de suite en remontant ; cependant s’ils ressuscitoient, ils n’entendroient plus notre langue, ni nous la leur. Ces colonies trouverent entr’elles tant de diversité, qu’il ne leur vint pas en pensée qu’elles partoient toutes d’une même tige. Ce voisinage étranger produisit les guerres ; les arts existoient déjà. Les disputes sur l’ancienneté d’origine commencerent. Il y en eut d’assez fous pour se prétendre aborigenes de la terre même qu’ils habitoient. Mais les guerres qui semblent si fort diviser les hommes, firent alors par un effet contraire, qu’ils se mêlerent, que les langues acheverent de se défigurer, que les idiomes se multiplierent encore, & que les grands empires se formerent.
Voilà ce que le bon sens, l’expérience, & l’Ecriture font penser ; ce que l’antiquité prodigieuse des Chaldéens, des Egyptiens, & des Chinois, autorise ; ce que la fable même, qui n’est que la vérité cachée sous un voile que le tems épaissit & que l’étude déchire, semble favoriser ; mais tout cela n’est pas l’ouvrage de trois siecles que le texte Hébreu compte depuis le déluge jusqu’à Abraham. Que dirons-nous donc à ceux qui nous objecteront ce texte, les guerres, le nombre des peuples, les arts, les religions, les langues, &c. répondrons-nous avec quelques-uns que les femmes ne manquoient jamais d’accoucher régulierement tous les neuf mois d’un garçon & d’une fille à la fois ? ou tâcherons-nous plûtôt d’affoiblir, sinon d’anéantir cette difficulté, en soutenant les Septante & le texte Samaritain contre le texte Hébreu, & en accordant cent ans de plus aux patriarches ? Mais quand les raisons qui precedent ne nous engageroient pas dans ce parti, nous y serions bientôt jettés par les dynasties d’Egypte, les rois de la Chine, & d’autres chronologies qu’on ne sauroit traiter de fabuleuses, que par petitesse d’esprit ou défaut de lecture, & qui remontent dans le tems bien au-de-là de l’époque du deluge, selon le calcul du texte Hébreu. Eh, laissons au moins mourir les peres, avant que de faire regner les enfans ; & donnons aux enfans le tems d’oublier leur origine & leur religion, & de se méconnoître, avant que de les armer les uns contre les autres.
Secondement, il me semble qu’il faudroit placer la naissance de Tharé, pere d’Abraham, à la cent vingt-neuvieme année de l’âge de Nacor, grand-pere d’Abraham, quoique le texte Samaritain la fasse remonter à la soixante dix-neuvieme, & que le texte des Septante la mette à la cent soixante dix-neuvieme, le texte Hébreu à la vingt-neuvieme, & Josephe à la cent vingtieme. Cette grande diversité permet de présumer qu’il y a faute par-tout ; & rien n’empêche de soupçonner que le Samaritain a oublié le centenaire, & de corriger cette faute de copiste par les Septante & par Josephe, qui ne l’ont pas omis. Quant aux chiffres qui suivent le centenaire, il se peut faire que l’Hébreu soit plus exact ; Josephe en approche davantage, & les neuf ans peuvent avoir été omis dans Josephe. On croira, si l’on veut encore, que le Samaritain & les Septante doivent l’emporter, puisqu’ils se trouvent conformes dans le petit nombre. Dans ce cas, tout sera fautif dans cet endroit, excepté les Septante, & Tharé sera né à la cent soixante dix-neuvieme année de l’âge de Nacor son pere.
Texte Samaritain, | 79 | ans. | |
Septante, | 179. | ||
Josephe, | 120. | ||
Texte Hébreu, | 29. | ||
Sentiment proposé, | 129. |
Troisiemement. Il paroît que Caïnan mis par les Septante pour troisieme patriarche en comptant de-
Quatriemement. Il est vraissemblable que la somme totale de la vie des patriarches, marquée dans l’Hébreu & le Samaritain, est celle qu’il faut admettre : ces deux textes ne different que pour Heber & Tharé. L’Hébreu fait vivre Heber quatre cents soixante-quatre ans, & le Samaritain lui ôte soixante ans : mais cette différence n’a rien d’important ; parce qu’il ne s’agit pas de la durée de leur vie, mais du tems de leur naissance. Cependant pour dire ce que je pense sur la vie d’Heber, le Samaritain me paroît plus correct que l’Hébreu, soit parce qu’il s’accorde avec les Septante, soit parce que la vie de ces patriarches va toûjours en diminuant à mesure qu’ils s’éloignent du déluge ; au lieu que si on accorde à Heber quatre cents soixante-quatre ans, cet ordre de diminution sera interrompu : Heber aura plus vécu que son pere & plus que son ayeul. On trouvera cette conjecture assez foible ; mais il faut bien s’en contenter au défaut d’une plus grande preuve. Quant à la différence qu’il y a entre l’Hébreu & le Samaritain sur le tems que Tharé a vécu ; comme elle fait une difficulté plus essentielle, & qu’elle touche à la naissance d’Abraham, nous l’examinerons plus au long.
Au reste il résulte de ce qui précede, que des trois textes le Samaritain est le plus correct, relativement à l’endroit de la chronologie que nous venons d’examiner ; il ne se trouve fautif que sur le tems où Nacor engendra Tharé : là le centenaire a été omis.
Il ne nous reste plus qu’à examiner le tems de la naissance d’Abraham, & celui de la mort de Tharé. Quoique Joseph & tous les textes s’accordent à mettre la naissance d’Abraham à la soixante-dixieme année de l’âge de Tharé, cela n’a pas empêché plusieurs chronologistes de la reculer jusqu’à la cent trentieme : & voici leurs raisons.
Selon la Genese, disent-ils, Abraham est sorti de Haran à l’âge de soixante-quinze ans ; & selon saint Etienne, chap. vij. des Actes des apôtres, il n’en est sorti qu’après la mort de son pere. Mais Tharé ayant vécu deux cents cinq ans, comme nous l’apprennent l’Hébreu & les Septante, il faut qu’Abraham ne soit venue au monde que l’an cent trente de Tharé ; car si l’on ôte 75 de 205, reste 130.
Quand on leur objecte qu’il est dit dans la Genese qu’Abraham naquit à la soixante & dixieme année