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dit de Loth & de Sara. Mais revenons à nos conjectures sur la naissance & la sortie d’Abraham.

1°. Abraham n’est point revenu dans son pays après l’avoir quitté, & il n’est sorti de Haran qu’après la mort de son pere Tharé. Saint Etienne le dit expressément dans les Actes des apôtres, & la Genese l’insinue : elle dit de la sortie de Chaldée, que Tharé emmena avec lui Abraham, Loth, & Sara, pour aller habiter en Chanaan ; qu’ils vinrent jusqu’à Haran où ils s’arrêterent, & que Tharé y mourut. Ce qui prouve que le dessein de Tharé étoit d’arriver en Chanaan, mais qu’il fut prévenu par la mort dans Haran. Immédiatement après, Moyse raconte la sortie d’Abraham de la ville de Haran avec Loth, son neveu, & tous leurs biens. Abraham n’abandonna point dans une ville étrangere son pere, dont le dessein étoit de passer en Chanaan. S’il emmena Loth avec lui, c’est que Loth avoit suivi Tharé jusque dans Haran, & qu’en qualité d’oncle, il en devoit prendre soin après la mort du grand-pere.

2°. L’autorité de S. Etienne ne détermine pas l’année de la naissance d’Abraham ; mais elle oblige seulement à la placer de maniere que Tharé soit mort avant qu’Abraham ait 75 ans : mais comme Tharé pouvoit être mort long-tems avant que son fils eût atteint cet âge, le discours de S. Etienne ne jette aucune lumiere sur la chronologie.

3°. Moyse a exactement marqué le tems de la naissance d’Abraham. C’étoit son but, & la fin de sa chronologie. Abraham est le héros de son histoire : c’est par lui qu’il commence à distinguer le peuple Hébreu de tous les autres peuples de la terre ; & il a apporté la derniere exactitude à marquer les circonstances de la vie, & à compter les années de ce patriarche.

4°. On pourroit conjecturer que Tharé n’a engendré qu’à 170 ans, & qu’on a omis dans le calcul de son âge, le centenaire qui se trouve dans celui de tous ses ancêtres : mais cette conjecture manqueroit de vraissemblance ; car il est dit de Sara, avant même qu’elle sortit de Chaldée, qu’elle étoit stérile : néanmoins dans ce systeme elle n’auroit été âgée que de 25 ans, & Abraham de 35 au plus, & d’Abraham qu’il regardoit comme une chose impossible d’engendrer à cent ans, ce qu’il n’auroit jamais pensé, si lui-même n’étoit venu au monde qu’à la cent soixante-dixieme année de son pere : d’ailleurs tous les textes de l’Ecriture & Josephe s’accordant à ne point mettre ce centenaire, ce seroit supposer des oublis & multiplier des fautes sans raison, que de l’exiger.

5°. Il paroît qu’Abraham est né l’an 70 de Tharé, comme le dit Josephe, & comme il est écrit dans toutes les versions : mais puisqu’on ne recule point la naissance de ce patriarche, il est évident que le seul moyen qui reste d’accorder Moyse avec S. Etienne, c’est de diminuer la vie de Tharé.

Le tems que Tharé a vécu est marqué diversement dans les trois textes : donc il y a faute dans quelques-uns ou dans tous. Les Septante & l’Hébreu s’accordent à donner à ce patriarche 205 ans, & le Samaritain ne lui en donne que 145 : mais ce dernier texte me paroît ici plus correct que les deux autres. Le dénoüement de la difficulté qu’il s’agit de résoudre en est, ce me semble, une assez bonne preuve : 70 ans qu’avoit Tharé lorsqu’il engendra Abraham, & 75 qu’Abraham a vécu avant que de sortir de Haran, font les 145 ans du texte Samaritain ; ainsi Abraham sera sorti de cette ville après la mort de son pere, comme le dit S. Etienne ; & il sera né à 70 ans de Tharé, comme on le lit dans Moyse.

Quelques critiques soupçonnent le texte Samaritain de corruption, & ils fondent ce soupçon sur la facilité avec laquelle il accorde ces évenemens : mais il me semble qu’ils en devroient plûtôt conclure son intégrité. Le caractere de la vérité dans l’histoire,

c’est de n’y faire aucun embarras ; & de deux leçons d’un même auteur, dont l’une est nette & l’autre embarrassée, il faut toûjours préferer la premiere, à moins que la clarté ne vienne évidemment d’un passage altéré ou fait après coup : or c’est ce dont on n’a ici aucune preuve. La leçon du Samaritain est plus ancienne qu’Eusebe qui l’a insérée dans ses canons chronologiques. Avant les canons d’Eusebe, qui l’auroit changée ? Les Chrétiens ? ils ne se servoient que des Septante ou de l’Hébreu commun. Les Samaritains ? quel intérêt avoient-ils à donner à Tharé plûtôt 145 ans de vie que 205 ? ils pouvoient s’en tenir à leurs écritures, & penser comme les Juifs pensent encore, qu’Abraham avoit laissé ion pere vivant dans Haran ; d’autant plus que Dieu lui dit dans la Genese, egredere de domo patris tui, sortez de la maison de votre pere.

Il s’ensuit de là que la faute n’est point dans le Samaritain, mais dans les Septante & dans l’Hébreu ; 1°. parce que la solution des difficultés, la justesse & l’accord des tems, prouvent d’un côté la pureté d’une leçon, & que les contradictions & les difficultés font soupçonner de l’autre l’altération d’un exemplaire ; 2°. parce que les Septante étant fautifs dans le calcul du tems que les patriarches ont vécu après avoir engendré, comme on ne peut s’empêcher de le penser sur l’accord de l’Hébreu & du Samaritain qui conviennent en tout, excepté dans la vie de Tharé, il est à croire que la faute sur cette vie s’est glissée ou des Septante dans l’Hébreu d’à-présent, ou d’un ancien exemplaire Hébreu, sur lequel les Septante ont traduit, dans un autre exemplaire sur lequel l’Hébreu d’aujourd’hui a été copié ; 3°. parce que l’on remarque dans tous les textes que la vie des patriarches diminue successivement : ainsi le pere de Tharé n’ayant vécu que 148 ans, il est vraissemblable que Tharé n’en a pas vécu 205 ; d’ailleurs les Septante même autorisent cette diminution, & prouvent que Nacor pere de Tharé, a vécu plus long-tems que son fils, car s’ils donnent à celui-ci 205 ans de vie, ils en accordent à celui-là 304. 4°. Parce que Dieu promettant à Abraham une longue vie & une belle vieillesse, ibis, lui dit-il, ad patres tuos in senectute bona, cette promesse doit s’étendre du moins jusqu’à la vie de son pere. Abraham étoit plus chéri de Dieu que Tharé, & la longue vie étoit alors un effet de la prédilection divine : cependant ce fils chéri de Dieu n’auroit pas vécu les jours de son pere, si celui-ci avoit vécu 205 ans ; car Abraham n’en a vécu que 175, ainsi qu’il est marqué dans la Genese.

Il est donc plus vraissemblable que Dieu a prolongé la vie d’Abraham de trente ans au-delà de celle de Tharé ; que Tharé n’a vécu que 145 ans ; que le texte Samaritain est correct ; que Moyse a été exact dans son histoire & sa chronologie ; & que S. Etienne, loin de s’être trompé, a parlé selon la vérité qu’il avoit puisée dans quelque exemplaire Hébreu de son tems, plus correct que les exemplaires d’aujourd’hui.

Finissons ces discussions par une réflexion que nous devons a l’intérêt de la vérité & à l’honneur des fameux chronologistes : c’est que la plûpart de ceux qui leur reprochent les variétés de leurs résultats, ne paroissent pas avoir senti l’impossibilité morale de la précision qu’ils en exigent : s’ils avoient considéré murement la multitude prodigieuse de faits à combiner ; la variété de génie des peuples chez lesquels ces faits se sont passés ; le peu d’exactitude des dates, inévitable dans les tems où les évenemens ne se transmettoient que par tradition ; la manie de l’ancienneté dont presque toutes les nations ont été infectées ; les mensonges des historiens, leurs erreurs involontaires ; la ressemblance des noms qui