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quoique l’épingle soit aussi véritablement dans le tas de foin, que dans l’enceinte de la boîte.

On voit aussi plus facilement la ressemblance qu’une figure représentée seule dans un tableau, peut avoir avec la même figure représentée dans un second tableau, lorsque dans le premier tableau elle n’est point accompagnée de diverses autres figures, parmi lesquelles il faudroit plus de soin & d’attention à la reconnoître : la multiplicité d’objets dont un objet particulier est environné, l’empêche d’être apperçu lui-même si aisément & si distinctement.

Quoi qu’il en soit, une conséquence qui ne differe de son principe que par une ou deux circonstances ou idées particulieres, lui ressemble bien plus qu’une connoissance qui en differe par cinq ou six circonstances. Celle qui ne differe que par une ou deux circonstances, sera la conséquence immédiate ou prochaine ; & celle qui differe par cinq ou six circonstances, sera une conséquence plus éloignée.

Si je dis, par exemple, cet homme use de finesses, donc il mérite punition ; cette conséquence mérite punition, est par un endroit la même idée que son principe, il use de finesses. Mais le principe est revêtu de diverses circonstances qui empêchent que l’identité ou ressemblance d’idées ne soit reconnue d’abord. On reconnoîtra cette identité ou ressemblance, en écartant peu-à-peu les circonstances qui font differer le principe de la conséquence. Découvrant ainsi peu-à-peu l’identité d’idées, c’est-à-dire, l’idée commune qui se trouve des deux côtés, je dirai, 1°. un homme qui use de finesses se prévaut de l’inattention d’autrui : 2°. celui qui se prévaut de l’inattention d’autrui agit par surprise : 3°. agissant par surprise, il abuse de leur bonne foi : 4°. abusant de leur bonne foi il les trompe : 5°. les trompant il est coupable : 6°. étant coupable il mérite punition.

Il est aisé d’appercevoir comment un homme qui use de finesses, & un homme qui se prévaut de l’inattention des autres, est la même idée, à peu de circonstances près ; de sorte qu’en certaines occasions on leur donne le même nom : cependant le terme homme qui use de finesses, renferme quelques circonstances que ne renferme point l’homme qui profite de l’inattention d’autrui : mais ces circonstances ne sont pas en assez grand nombre pour empêcher de reconnoître bien-tôt ce qu’ils ont de commun. De même aussi, entre profiter de l’inattention des autres & les surprendre, il y a peu de circonstances différentes, de sorte qu’on apperçoit encore aisément ce qu’ils ont de commun. Il faut dire le même de la différence qui se trouve entre surprendre & tromper, entre tromper & être coupable, entre être coupable & mériter punition. Ainsi l’idée de mériter punition, étoit renfermée dans l’idée user de finesses ; mais on ne le démêloit pas d’abord, à cause de beaucoup d’idées de circonstances qui accompagnent l’idée d’être fin ou user de finesses ; comme d’avoir de l’esprit, de la vigilance, de l’adresse, du discernement des choses, de la souplesse, du manége ; c’est au milieu de tout cela qu’il falloit découvrir l’idée de mériter punition ; c’est ce qu’on fait peu-à-peu & par degrés, employant des idées qui servent de milieu entre le principe & la conséquence, chacune desquelles est dite pour cela moyen terme. Voilà donc comment les conséquences se tirent plus ou moins immédiatement, selon que le même principe qui renferme la conséquence, est plus ou moins chargé de circonstances particulieres, ensorte que les conséquences seront d’autant plus immédiates, qu’elles différeront moins du principe en nombre de circonstances.

On peut supposer des esprits si pénétrans, qu’ils reconnoissent par-tout & tout d’un coup la même idée en plusieurs propositions, soit qu’elle se trouve d’un côté avec plus ou moins, avec peu ou beau-

coup de circonstances qui ne seront point de l’autre

côté. Ceux-là voyent tout d’un coup toutes les conséquences d’un principe, c’est-à-dire toutes les connoissances qui peuvent se tirer d’une premiere connoissance. Il en est peu de ce caractere, ou pour mieux dire point du tout ; mais ceux qui en approchent le plus, sont les plus grands esprits & les plus grands philosophes. Ce qui est certain, c’est que les esprits étant différens, les uns voyent plûtôt certaines conséquences, & d’autres certaines autres conséquences. Par-là ce qui est conséquence immédiate pour l’un, ne le sera pas pour l’autre ; parce que l’un verra plûtôt que l’autre la ressemblance ou identité d’idées qui se trouve entre deux objets, au-travers de la multiplicité d’idées particulieres qui sont d’un côté plûtôt que de l’autre.

Quelque éloignée que soit une conséquence de son principe, il n’y a cependant guere de personnes qui ne puissent parcourir tous les milieux qui sont l’entre-deux, si ce n’est pas en volant comme les intelligences supérieures, du moins en se traînant lentement & avec effort d’une vérité à l’autre. Les démonstrations qui rebutent si fort par les difficultés dont elles sont hérissées, ne consistant que dans un tissu de connoissances ou propositions liées & assorties si immédiatement l’une à l’autre, qu’il n’y ait pas plus de difficulté pour atteindre la dixieme que quand on sait la neuvieme, ni la vingt & unieme quand on sait la vingtieme, qu’il n’y a de difficulté à savoir la seconde quand on sait la premiere de toutes. Or il n’est aucun esprit raisonnable qui ne soit capable d’avancer d’une premiere proposition à une seconde.

S’il se trouve quelquefois plus de difficulté dans la liaison de certaines propositions, par exemple, entre la neuvieme & la dixieme, qu’il n’y en aura eu entre la premiere & la seconde, c’est qu’alors la proposition qu’on a mise pour la dixieme, n’auroit pas dû suivre immédiatement la neuvieme ; il falloit mettre entre les deux quelques idées intermédiaires, qui menassent l’esprit de la derniere proposition conçue nettement à celle où il se trouve de la difficulté, ensorte que les degrés fussent plus voisins & plus immédiats par rapport à celui qui est instruit.

Quoi qu’il en soit, tout homme est capable d’acquérir une connoissance, qui par rapport à lui suive immédiatement une autre connoissance : il est donc capable d’atteindre degré à degré & de connoissance immédiate en connoissance immédiate à toutes les vérités & à toutes les sciences du monde.

La difficulté qu’il y a à étendre ses connoissances, ne vient pas, comme on se figure d’ordinaire, du côté de l’intelligence, mais du côté de la mémoire. On pourroit conduire par degrés & par la méthode géométrique tout esprit raisonnable à chacune des connoissances, dont le total forme ce qui s’appelle posseder une science. Le grand point seroit de lui faire retenir en même tems toutes ces diverses connoissances. L’inconvénient donc le plus ordinaire dans le progrès des sciences est le défaut de mémoire, qui laissant échapper une idée précédente, nous empêche de concevoir ce qu’on nous dit actuellement, parce qu’il est nécessairement lié avec cette idée précédente qui ne se présente plus à l’esprit.

Il faut observer qu’une démonstration n’est exacte, qu’autant que la raison apperçoit par une connoissance intuitive la convenance ou la disconvenance de chaque idée, qui lie ensemble les idées entre lesquelles elle intervient, pour montrer la convenance ou la disconvenance des deux idées extrèmes ; car sans cela, on auroit encore besoin de preuves pour faire voir la convenance ou la disconvenance que chaque idée moyenne a avec celles entre lesquelles elle est placée, puisque sans la per-