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& ainsi notre connoissance touchant ces idées peut manquer d’être réelle. Telles sont nos idées des substances, qui consistant dans une collection d’idées simples, peuvent pourtant être différentes de ces archetypes, dès-là qu’elles renferment plus d’idées, ou d’autres idées que celles qu’on peut trouver unies dans les choses mêmes ; dans ce cas-là elles ne sont pas réelles, n’étant pas exactement conformes aux choses mêmes. Ainsi pour avoir des idées des substances, qui étant conformes aux choses puissent nous fournir une connoissance réelle, il ne suffit pas de joindre ensemble, ainsi que dans les modes, des idées qui ne soient pas incompatibles, quoiqu’elles n’ayent jamais existé auparavant de cette maniere ; comme sont, par exemple, les idées de sacrilége ou de parjure, &c. qui étoient aussi véritables & aussi réelles avant qu’après l’existence d’aucune action semblable. Il en est tout autrement à l’égard de nos idées des substances ; car celles-ci étant regardées comme des copies qui doivent représenter des archetypes existans hors de nous, elles doivent être toûjours formées sur quelque chose qui existe ou qui ait existé ; & il ne faut pas qu’elles soient composées d’idées, que notre esprit joigne arbitrairement ensemble, sans suivre aucun modele réel d’où elles ayent été déduites, quoique nous ne puissions appercevoir aucune incompatibilité dans une telle combinaison. La raison de cela est, que ne sachant pas quelle est la constitution réelle des substances d’où dépendent nos idées simples, & qui est effectivement la cause de ce que quelques-unes d’elles sont étroitement liées ensemble dans un même sujet, & que d’autres en sont exclues, il y en a fort peu dont nous puissions assûrer qu’elles peuvent ou ne peuvent pas exister ensemble dans la nature, au-delà de ce qui paroît par l’expérience & par des observations sensibles. Par conséquent toute la réalité de la connoissance que nous avons des substances, est fondée sur ceci : que toutes nos idées complexes des substances doivent être telles qu’elles soient uniquement composées d’idées simples, qu’on ait reconnues co-exister dans la nature. Jusque-là nos idées sont véritables ; & quoiqu’elles ne soient peut-être pas des copies fort exactes des substances, elles ne laissent pourtant pas d’être les sujets de la connoissance réelle que nous avons des substances ; connoissance bornée, à la vérité, mais qui n’en est pas moins réelle, tant qu’elle peut s’étendre.

Enfin, pour terminer ce que nous avions à dire sur la certitude & la réalité de nos connoissances ; par tout où nous appercevons la convenance ou la disconvenance de quelqu’une de nos idées, il y a une connoissance certaine ; & par tout où nous sommes assûrés que ces idées conviennent avec la réalité des choses, il y a une connoissance certaine & réelle.

Mais, direz-vous, notre connoissance n’est réelle qu’autant qu’elle est conforme à son objet extérieur : or nous ne pouvons le savoir ; car, ou notre idée est conforme à l’objet, ou elle n’y est pas conforme : si elle n’y est pas conforme, nous n’en avons pas l’idée : si nous disons qu’elle y est conforme, comment le prouverons-nous ? Il faudroit que nous connussions cet objet avant que d’en avoir l’idée, afin que nous pussions dire & être assûrés que notre idée y est conforme. Mais loin de cela, nous ne saurions pas si cet objet existe, si nous n’en avions l’idée, & nous ne le connoissons que par l’idée que nous en avons : au lieu qu’il faudroit que nous connussions cet objet-là avant toutes choses, pour pouvoir dire que l’idée que nous avons est l’idée de cet objet. Je ne puis connoître la vérité de mon idée, que par la connoissance de l’objet dont elle est l’idée ; mais je ne puis connoître cet objet, que par l’assûrance que

j’aurai de la vérité de mon idée. Voilà donc deux choses telles que je ne saurois connoître la premiere que par la seconde, ni la seconde que par la premiere ; & par conséquent je ne saurois connoître avec une pleine certitude ni l’une ni l’autre. D’ailleurs pourquoi voulons-nous que l’idée que nous avons d’un arbre soit plus conforme à ce qui est hors de nous, que l’idée que nous avons de la douceur ou de l’amertume, de la chaleur ou du froid, des sons & des couleurs ? Or on convient qu’il n’y a rien hors de nous & dans les objets qui soit semblable à ces idées que nous avons en leur présence : donc nous n’avons aucune preuve démonstrative qu’il y ait hors de nous quelque chose qui soit conforme à l’idée que nous avons, par exemple, d’un arbre ou de quelque autre objet ; donc nous ne sommes assûrés d’aucune connoissance réelle.

Rien n’est moins solide que cette objection, quoiqu’elle soit une des plus subtiles qui ayent été proposées par Sextus Empiricus. L’objection suppose, que nous croyons avoir l’idée d’un arbre, par exemple, sans que nous soyons sûrs de l’avoir. Voici donc ce que je répons. L’idée est de sa nature & de son essence une image, une représentation. Or toute image, toute représentation suppose un objet quel qu’il soit. Je demande maintenant si cet objet est possible ou impossible. Qu’il ne soit pas impossible, un pur être de raison, cela se conçoit aisément. Il suffit que nous ne puissions pas plus nous en former l’idée, qu’un peintre peut tracer sur une toile un cercle quarré, un triangle rond, un quarré sans quatre côtés. L’impossibilité du peintre pour peindre de telles figures, nous garantit l’impossibilité où nous sommes de concevoir un être qui implique contradiction. Il reste donc que l’objet représenté par l’idée, soit du moins possible. Or cet objet possible est ou interne, ou externe. S’il est interne, il se confond avec notre idée même, & par conséquent nous avons de lui la même perception intime que celle que nous avons de notre idée. S’il est externe, la connoissance que j’en ai par l’idée qui le représente, est aussi réelle que lui, parce que cette idée lui est nécessairement conforme. Mais pour connoître si l’idée est vraie, il faudroit que je connusse déjà l’objet. Point du tout ; car l’idée porte avec elle sa vérité, sa vérité consistant à représenter ce qu’elle représente, & à ne pouvoir pas ne point représenter ce qu’elle représente. L’objection suppose faux, en disant qu’une des deux choses, soit l’idée, soit l’objet, précede la connoissance de l’autre. Ce sont deux corollaires qui se connoissent en même tems. Mais pendant que je m’imagine avoir l’idée d’un arbre, ne peut-il pas se faire que j’aye l’idée de tout autre objet ? Cela n’est pas plus possible qu’il le seroit de voir du noir quand on croit voir du blanc, de sentir de la douleur quand on croit n’avoir que des sentimens de plaisir. La raison de cela est que l’ame ayant une perception intime de tout ce qui se passe chez elle, elle ne peut jamais prendre une idée pour l’autre ; & par conséquent, si elle croit voir un arbre, c’est que réellement elle en a l’idée.

Quant à ce qu’on ajoûte, que l’idée que nous avons d’un arbre ne doit pas être plus conforme à ce qui est hors de nous, que l’idée que nous avons de la douceur ou de l’amertume, de la chaleur ou du froid, des sons & des couleurs, sensations qui n’existent pas certainement hors de nous, cela ne souffre aucune difficulté. La notion d’un arbre dépouillé de toutes les qualités sensibles que lui donne un jugement précipité, & considéré du côté de son étendue, de sa grandeur, & de sa figure, n’est que l’idée de plusieurs êtres qui nous paroissent les uns hors des autres : c’est pourquoi en supposant au-de-