Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 4.djvu/558

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

En 1689 l’Angleterre ouvrit les yeux sur ses véritables intérêts. Jusqu’alors elle avoit peu exporté de grains, & elle avoit souvent eu recours aux étrangers, à la France même, pour sa subsistance. Elle avoit éprouvé ces inégalités fâcheuses & ces révolutions inopinées sur les prix, qui tour-à-tour découragent le laboureur ou desesperent le peuple.

La Pologne, le Dannemark, l’Afrique & la Sicile étoient alors les greniers publics de l’Europe. La conduite de ces états, qui n’imposent aucune gêne sur le commerce des grains, & leur abondance constante, quoique quelques-uns d’entr’eux ne joüissent ni d’une grande tranquillité ni d’une bonne constitution, suffisoient sans doute pour éclairer une nation aussi réfléchie, sur la cause des maux dont elle se plaignoit ; mais la longue possession des pays que je viens de nommer, sembloit trop bien établie par le bas prix de leurs grains, pour que les cultivateurs anglois pussent soûtenir leur concurrence dans l’étranger. Le commerce des grains supposoit une entiere liberté de les magasiner, & pour autant de tems que l’on voudroit : liberté dont l’ignorance & le préjugé rendoient l’usage odieux dans la nation.

L’état pourvut à ce double inconvénient, par un de ces coups habiles dont la profonde combinaison appartient aux Anglois seuls, & dont le succès n’est encore connu que d’eux, parce qu’ils n’ont été imités nulle part. Je parle de la gratification qu’on accorde à la sortie des grains sur les vaisseaux anglois seulement, lorsqu’ils n’excedent pas les prix fixés par la loi, & de la défense d’introduire des grains étrangers, tant que leur prix courant se soûtient au-dessous de celui que les statuts ont fixé. Cette gratification facilita aux Anglois la concurrence des pays les plus fertiles, en même tems que cette protection déclarée changea les idées populaires sur le commerce & la garde des grains. La circonstance y étoit très-propre à la vérité ; la nation avoit dans le nouveau gouvernement, cette confiance sans laquelle les meilleurs réglemens n’ont point d’effet.

Le froment reçoit 5 sols sterling, ou 5 iiv. 17 sols 6 den. tournois par quarter, mesure de 460 l. poids de marc, lorsqu’il n’excede pas le prix de 2 liv. 8 s. sterl. ou 56 liv. 8 s. tourn.

Le seigle reçoit 3 sols 6 den. sterl. ou 3 liv. 10 s. 6 d. tourn. au prix de 1 l. 12 s. sterl. ou 37 l. 12 s. tourn.

L’orge reçoit 2 s. 6 d. sterl. ou 2 liv. 18 sols 9 d. tourn. au prix de 1 liv. 4 sols sterl. ou 28 liv. 4 sols tourn.

L’évenement a justifié cette belle méthode : depuis son époque l’Angleterre n’a point éprouvé de famine, quoiqu’elle ait exporté presqu’annuellement des quantités immenses de grains ; les inégalités sur les prix ont été moins rapides & moins inopinées, les prix communs ont même diminué : car lorsqu’on se fut déterminé en 1689 à accorder la gratification, on rechercha quel avoit été le prix moyen des grains pendant les quarante-trois années précédentes. Celui de froment fut trouvé de 2 liv. 10 sols 2 d. sterl. le quarter, ou 58 l. 18 s. 11 d. tourn. & les autres especes de grains à proportion. Par un recueil exact du prix des fromens depuis 1689 jusqu’en 1752, le prix commun pendant ces cinquante-sept années ne s’est trouvé que de 2 liv. 2 s. 3 d. sterl. ou 49 livres 12 s. 10 d. tourn. Ce changement, pour être aussi frappant, n’en est pas moins dans l’ordre naturel des choses. Le cultivateur, dont le gouvernement avoit en même tems mis l’industrie en sûreté en fixant l’impôt sur la terre même, n’avoit plus qu’une inquiétude ; c’étoit la vente de sa denrée, lorsqu’elle seroit abondante. La concurrence des acheteurs au-dedans & au-dehors, lui assûroit cette vente : dès-lors il

s’appliqua à son art avec une émulation que donnent seules l’espérance du succès & l’assûrance d’en jouir. De quarante millions d’acres que contient l’Angleterre, il y en avoit au moins un tiers en communes, sans compter quelques restes de bois. Aujourd’hui la moitié de ces communes & des terres occupées par les bois, est ensemencée en grains & enclose de haies. Le comté de Norfolk, qui passoit pour n’être propre qu’au pacage, est aujourd’hui une des provinces des plus fertiles en blés. Je conviens cependant que cette police n’a pas seule opéré ces effets admirables, & que la diminution des intérêts de l’argent a mis les particuliers en état de défricher avec profit ; mais il n’en est pas moins certain que nul propriétaire n’eût fait ces dépenses, s’il n’eût été assûré de la vente de ses denrées, & à un prix raisonnable.

L’état des exportations de grains acheveroit de démontrer comment un pays peut s’enrichir par la seule culture envisagée comme objet de commerce. On trouve dans les ouvrages anglois, qu’il est nombre d’années où la gratification a monté de 150 à 500 mille liv. sterl. & même plus. On prétend que dans les cinq années écoulées depuis 1746 jusqu’en 1750, il y a eu près de 5,906,000 quarters de blés de toutes les qualités exportés. Le prix commun à 1 liv. 8 sols sterl. ou 32 liv. 18 s. tourn. ce seroit une somme de 8,210,000 l. sterl. ou 188,830,000 l. tourn. environ.

Si nous faisons attention que presque toute cette quantité de grains a été exportée par des vaisseaux anglois, pour profiter de la gratification, il faudra ajoûter au bénéfice de 188,830,000 liv. tourn. la valeur du fret des 5, 900, 000 quarters. Supposons-la seulement à 50 s. tourn. par quarter, l’un dans l’autre, ce sera un objet de 14,750,000 l. tourn. & au total, dans les cinq années, un gain de 203,580,000 liv. de notre monnoie ; c’est-à-dire que par année commune sur les cinq le gain aura été de 40,000,000 liv. tourn. environ.

Pendant chacune de ces cinq années, cent cinquante mille hommes au moins auront été occupés, & dès-lors nourris par cette récolte & cette navigation ; & si l’on suppose que cette valeur ait encore circulé six fois dans l’année seulement, elle aura nourri & occupé neuf cents mille hommes aux dépens des autres peuples.

Il est encore évident que si chaque année l’Angleterre faisoit une pareille vente aux étrangers, neuf cents mille hommes parmi les acheteurs trouveroient d’abord une subsistance plus difficile ; & enfin qu’ils en manqueroient au point qu’ils seroient forcés d’aller habiter un pays capable de les nourrir.

Un principe dont l’harmonie avec les faits est si frappante, ne peut certainement passer pour une spéculation vague : il y auroit donc de l’inconséquence à la perdre de vûe.

C’est le principe sur lequel la police des grains est établie en Angleterre, que je trouve irréprochable ; mais je ne puis convenir que son exécution actuelle soit sans défauts, & qu’elle soit applicable indifféremment à tous les pays.

L’objet de l’état a été d’encourager la culture, de se procurer l’abondance, & d’attirer l’argent des étrangers. Il a été rempli sans doute ; mais il semble qu’on pouvoit y réussir sans charger l’état d’une dépense superflue, sans tenir quelquefois le pain à un prix plus fort pour les sujets que pour les étrangers.

L’état est chargé en deux circonstances d’une dépense inutile qui porte sur tous les sujets indistinctement, c’est-à-dire sur ceux qui en profitent comme sur ceux qui n’en profitent pas.

Lorsque les grains sont à plus bas prix en Angleterre que dans les pays qui vendent en concurrence