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d’un pere Athénien & d’une mere étrangere. C’étoit là qu’on accordoit aux esclaves la liberté, & que des juges examinoient & décidoient les contestations occasionnées entre les citoyens par des naissances suspectes ; & ce fut aussi dans ce lieu qu’Antisthene fondateur de la secte cynique s’établit & donna ses premieres leçons. On prétend que ses disciples en furent appellés Cyniques, nom qui leur fut confirmé dans la suite, par la singularité de leurs mœurs & de leurs sentimens, & par la hardiesse de leurs actions & de leurs discours. Quand on examine de près la bisarrerie des Cyniques, on trouve qu’elle consistoit principalement à transporter au milieu de la société les mœurs de l’état de nature. Ou ils ne s’apperçurent point, ou ils se soucierent peu du ridicule qu’il y avoit à affecter parmi des hommes corrompus & délicats, la conduite & les discours de l’innocence des premiers tems, & la rusticité des siecles de l’Animalité.

Les Cyniques ne demeurerent pas long tems renfermés dans le Cynosarge. Ils se répandirent dans toutes les provinces de la Grece, bravant les préjugés, prêchant la vertu, & attaquant le vice sous quelque forme qu’il se présentât. Ils se montrerent particulierement dans les lieux sacrés & sur les places publiques. Il n’y avoit en effet que la publicité qui pût pallier la licence apparente de leur philosophie. L’ombre la plus legere de secret, de honte, & de ténebres, leur auroit attiré dès le commencement des dénominations injurieuses & de la persécution. Le grand jour les en garantit. Comment imaginer, en effet, que des hommes pensent du mal à faire & à dire ce qu’ils font & disent sans aucun mystere ?

Antisthene apprit l’art oratoire de Gorgias le sophiste, qu’il abandonna pour s’attacher à Socrate, entraînant avec lui une partie de ses condisciples. Il sépara de la doctrine du philosophe ce qu’elle avoit de solide & de substantiel, comme il avoit démêlé des préceptes du rhéteur ce qu’ils avoient de frappant & de vrai. C’est ainsi qu’il se prépara à la pratique ouverte de la vertu & à la profession publique de la philosophie. On le vit alors se promenant dans les rues l’épaule chargée d’une besace, le dos couvert d’un mauvais manteau, le menton hérissé d’une longue barbe, & la main appuyée sur un bâton, mettant dans le mépris des choses extérieures un peu plus d’ostentation peut-être qu’elles n’en méritoient. C’est du moins la conjecture qu’on peut tirer d’un mot de Socrate, qui voyant son ancien disciple trop fier d’un mauvais habit, lui disoit avec sa finesse ordinaire : Antisthene, je t’apperçois à-travers un trou de ta robe. Du reste, il rejetta loin de lui toutes les commodités de la vie : il s’affranchit de la tyrannie du luxe & des richesses, & de la passion des femmes, de la réputation & des dignités, en un mot de tout ce qui subjugue & tourmente les hommes ; & ce fut en s’immolant lui-même sans réserve qu’il crut acquérir le droit de poursuivre les autres sans ménagement. Il commença par venger la mort de Socrate ; celle de Mélite & l’exil d’Anyte furent les suites de l’amertume de son ironie. La dureté de son caractere, la sévérité de ses mœurs, & les épreuves auxquelles il soûmettoit ses disciples, n’empêcherent point qu’il n’en eût : mais il étoit d’un commerce trop difficile pour les conserver ; bien-tôt il éloigna les uns, les autres se retirerent, & Diogene fut presque le seul qui lui resta.

La secte cynique ne fut jamais si peu nombreuse & si respectable que sous Antisthene. Il ne suffisoit pas pour être cynique de porter une lanterne à sa main, de coucher dans les rues ou dans un tonneau, & d’accabler les passans de vérités injurieuses. « Veux-tu que je sois ton maître, & mériter le nom de mon disciple, disoit Antisthene à celui qui se présentoit

à la porte de son école : commence par ne te ressembler en rien, & par ne plus rien faire de ce que tu faisois. N’accuse de ce qui t’arrivera ni les hommes ni les dieux. Ne porte ton desir & ton aversion que sur ce qu’il est en ta puissance d’approcher ou d’éloigner de toi. Songe que la colere, l’envie, l’indignation, la pitié, sont des foiblesses indignes d’un philosophe. Si tu es tel que tu dois être, tu n’auras jamais lieu de rougir. Tu laisseras donc la honte à celui qui se reprochant quelque vice secret, n’ose se montrer à découvert. Sache que la volonté de Jupiter sur le cynique, est qu’il annonce aux hommes le bien & le mal sans flaterie, & qu’il leur mette sans cesse sous les yeux les erreurs dans lesquelles ils se précipitent ; & sur-tout ne crains point la mort, quand il s’agira de dire la vérité ».

Il faut convenir que ces leçons ne pouvoient guere germer que dans des ames d’une trempe bien forte. Mais aussi les Cyniques demandoient peut-être trop aux hommes, dans la crainte de n’en pas obtenir assez. Peut-être seroit-il aussi ridicule d’attaquer leur philosophie par cet excès apparent de sévérité, que de leur reprocher le motif vraiment sublime sur lequel ils en avoient embrassé la pratique. Les hommes marchent avec tant d’indolence dans le chemin de la vertu, que l’aiguillon dont on les presse ne peut être trop vif ; & ce chemin est si laborieux à suivre, qu’il n’y a point d’ambition plus loüable que celle qui soutient l’homme & le transporte à-travers les épines dont il est semé. En un mot ces anciens philosophes étoient outrés dans leurs préceptes, parce qu’ils savoient par expérience qu’on se relâche toûjours assez dans la pratique ; & ils pratiquoient eux-mêmes la vertu, parce qu’ils la regardoient comme la seule véritable grandeur de l’homme ; & voilà ce qu’il a plû à leurs détracteurs d’appeller vanité ; reproche vuide de sens & imaginé par des hommes en qui la superstition avoit corrompu l’idée naturelle & simple de la bonté morale.

Les Cyniques avoient pris en aversion la culture des Beaux-Arts. Ils comptoient tous les momens qu’on y employoit comme un tems dérobé à la pratique de la vertu & à l’étude de la Morale. Ils rejettoient en conséquence des mêmes principes, & la connoissance des Mathématiques & celle de la Physique, & l’histoire de la Nature ; ils affectoient surtout un mépris souverain pour cette élégance particuliere aux Athéniens, qui se faisoit remarquer & sentir dans leurs mœurs, leurs écrits, leurs discours, leurs ajustemens, la décoration de leurs maisons ; en un mot dans tout ce qui appartenoit à la vie civile. D’où l’on voit que s’il étoit très-difficile d’être aussi vertueux qu’un cynique, rien n’étoit plus facile que d’être aussi ignorant & aussi grossier.

L’ignorance des Beaux-Arts & le mépris des décences furent l’origine du discrédit où la secte tomba dans les siecles suivans. Tout ce qu’il y avoit dans les villes de la Grece & de l’Italie de boufons, d’impudens, de mendians, de parasites, de gloutons, & de fainéans (& il y avoit beaucoup de ces gens-là sous les empereurs) prit effrontément le nom de cyniques. Les magistrats, les prêtres, les sophistes, les poëtes, les orateurs, tous ceux qui avoient été auparavant les victimes de cette espece de philosophie, crurent qu’il étoit tems de prendre leur revanche ; tous sentirent le moment ; tous éleverent leurs cris à la fois ; on ne fit aucune distinction dans les invectives, & le nom de cynique fut universellement abhorré. On va juger par les principales maximes de la morale d’Antisthene, qui avoit encore dans ces derniers tems quelques véritables disciples, si cette condamnation des Cyniques fut aussi juste qu’elle fut générale.